4 juin 2018

L’autogestion, une organisation du travail comme une autre ?

Quand on parle d’autogestion au travail, on imagine fréquemment un discours très militant, des débats à n’en plus finir, des prises de décisions épuisantes… bref, quelque chose de peu efficace quand on veut gérer un organisme ou une entreprise et être viable économiquement. Pourtant, l’autogestion pose des questions importantes sur notre rapport au travail et sur la démocratisation de l’économie. De nombreuses organisations, qu’elles soient des entreprises privées, des organismes à but non lucratif (OBNL) ou des coopératives, s’intéressent de près à ce mode d’organisation. Pour les fins de rédaction de ce billet, des entrevues ont été réalisées avec le Réseau COOP et des organisations qui mettent en pratique l’autogestion : Caligram, Niska et Percolab.  

Qu’est-ce que l’autogestion ?

L’autogestion, au sens littéral, c’est la « gestion par soi-même ». Historiquement, de nombreuses ressources naturelles étaient autogérées.

Pour ne citer que l’une des plus connues, les terres agricoles anglaises étaient gérées collectivement par et pour les paysans jusqu’au XVe siècle. Le mouvement des enclosures y a mis fin en privatisant et en clôturant les parcelles de terre au profit d’une agriculture intensive.

L’autogestion est définie par Cyrille Ferraton comme le fait de donner aux travailleurs la gestion de la production et la répartition de la richesse[1]. Pour Victor Fay, elle « implique la disparition des distinctions entre dirigeants et dirigés, donc la possibilité pour les individus de s’organiser collectivement tant dans la vie sociale que dans l’appareil productif[2]. »

Pour Nathalie Fereira[3], « l’autogestion est avant tout un concept économique et social, c’est-à-dire un mode de gestion et surtout une forme d’organisation du travail engendrée par les crises du système capitaliste […] Les principes sur lesquels elle repose sont essentiellement la démocratie dans les prises de décisions, l’autonomie de gestion et la primauté des travailleurs sur le capital dans la répartition des revenus. »

À travers ces définitions, on observe la proximité entre autogestion et économie sociale. Historiquement, une partie du mouvement de l’économie sociale et solidaire s’y est d’ailleurs identifié. Les entreprises autogérées partagent avec l’économie sociale une proposition de démocratisation de la société qui dépasse la sphère politique et s’applique aux sphères économique et entrepreneuriale.

Gouvernance démocratique et autogestion

Il faut distinguer la gouvernance et la gestion. La gouvernance renvoie aux mécanismes de prises de décision concernant la vision et les grandes orientations. En économie sociale, la gouvernance démocratique est l’une des valeurs fondatrices et elle peut interpeler différentes parties prenantes (travailleurs, producteurs, utilisateurs, consommateurs, membres de soutien, etc.). La gestion, quant à elle, se concentre davantage sur la mise en place de ces décisions et sur l’organisation du travail. Elle fait référence principalement aux travailleurs. L’autogestion c’est donc de pouvoir décider de l’organisation du travail. Ceci ne signifie pas nécessairement qu’il n’y aura pas de division du travail

Bien qu’il s’agisse de deux choses distinctes, la gouvernance peut orienter le modèle de gestion. Les « bonnes pratiques » en économie sociale mettent souvent de l’avant des outils et des conseils pour une gestion participative ou aplanie. Toutefois, il est possible de respecter le principe de gouvernance démocratique sans que les travailleurs participent à cette gouvernance et vice-versa. Des principes d’autogestion ou de gestion participative peuvent être instaurés sans que les travailleurs soient impliqués dans la gouvernance, voire que celle-ci ne soit pas démocratique.

L’autogestion ici et ailleurs

 Dans certains pays, l’autogestion est étroitement liée à l’économie sociale. C’est le cas notamment au Brésil où le Secrétariat national d’économie solidaire (SENAES) intègre l’autogestion dans sa définition des initiatives économiques[4].

En Argentine, dans un contexte de crise économique, des travailleurs se sont auto-organisés pour reprendre les rênes des entreprises et ainsi éviter une fermeture brutale. Les premiers cas sont survenus au début des années 90 et ne cessent de croître. En 2016, on dénombrait 367 entreprises argentines récupérées comptant près de 16 000 travailleurs[5]. Dans ce cas, la volonté de s’émanciper de structures hiérarchiques n’était pas la première motivation des travailleurs, davantage engagés dans la préservation de leur emploi.

Au Québec, économie sociale et autogestion semblent moins interdépendantes. Les coopératives de travail se rapprochent de ces entreprises autogérées par leur finalité de créer ou de maintenir du travail pour leurs membres. Néanmoins, leur mode de gestion n’est pas nécessairement celui de l’autogestion, bien qu’elles y soient souvent plus sensibles.

Certains collectifs s’inspirent et mettent en pratique l’autogestion, c’est notamment le cas du Bâtiment 7 qui l’intègre dans sa mission : « Autogérer une propriété collective enracinée dans l’histoire populaire du quartier […] Pratiquer un mode de gestion démocratique horizontal et inclusif.[6] »

Des motivations à plusieurs niveaux

L’autogestion au Québec semble faire partie des concepts à la mode. Des réseaux et des acteurs de l’accompagnement de l’économie sociale, comme le Réseau COOP[7], observent qu’il y a davantage d’organisations favorables à la mise en place de l’autogestion. Comment expliquer ce regain d’intérêt ? Il peut s’expliquer de deux points de vue : celui des travailleurs et celui des organisations.

Les motivations des travailleurs
Certaines motivations énoncées par les personnes rencontrées sont directement liées à l’organisation du travail : « je voulais être dans un environnement de travail horizontal où je pourrais participer et apporter ma contribution à tous les aspects, planification, idéation… » « J’aspirais à plus de liberté et d’autonomie dans mon travail. »

Pour certains travailleurs, les motivations sont aussi politiques. Lors des entrevues, plusieurs ont insisté sur l’importance de s’émanciper d’une socialisation qui met de l’avant une société hiérarchisée. Ils estiment que nous sommes conditionnés dans des rapports dominants dominés, où il y a toujours une autorité à qui il faut se soumettre. Les personnes rencontrées ne veulent pas être cantonnées à un rôle d’exécutant, mais avoir la possibilité de participer à l’ensemble des activités. Elles souhaitent sortir d’un sentiment d’aliénation issu de la division excessive du travail pour retrouver un certain pouvoir sur le réel. La notion d’épanouissement au travail est également très présente dans leur discours et elles ont à cœur de créer des espaces où chaque personne peut être pleinement elle-même.

Les motivations des entreprises
Souvent, les organisations qui s’orientent vers ce modèle font le pari de l’intelligence collective. Pour elles, 1 + 1 = 3, c’est-à-dire que les membres de l’équipe de travail s’enrichissent mutuellement de leurs idées et réflexions pour arriver à des solutions qui n’apparaissaient pas d’emblée alors qu’ils y pensaient seuls.

L’innovation est également mise à l’honneur dans les organisations autogérées puisqu’il y a un espace de liberté dans lequel chaque personne peut proposer et mettre en œuvre des projets.  Cela va à l’encontre des modèles plus traditionnels où la mise en place d’une idée est plus encadrée et soumise à certaines validations.

Un processus très cadré

« L’absence de hiérarchie, ce n’est pas l’absence de structure, ce n’est pas le laissez-faire. »

Il y a probablement autant de modèles d’autogestion que d’organisations qui la pratiquent. Il n’y a pas un mode d’emploi universel qui serait la recette gagnante, mais une multitude d’expériences et d’écrits.

La majorité des organisations rencontrées se sont inspirées de modèles existants qu’elles ont repris à leur manière. Toutes les entreprises rencontrées insistent sur l’importance de s’inscrire dans une perspective d’essai-erreur et d’accepter une certaine forme d’inconfort. Plusieurs indiquent que l’absence de patron est perturbante au début et demande une bonne dose d’autoresponsabilisation. « On ne peut plus vraiment se plaindre ! », « Plutôt que de chercher une approbation, il faut chercher du soutien ». Véritable apprentissage individuel et collectif, l’auto-organisation n’est pas un long fleuve tranquille !

Exemples de pratiques mises en place

Chaque organisation développe un mode de fonctionnement et adopte des pratiques qui lui ressemblent. En voici quelques exemples.

Une répartition des rôles en collectif 
Chez Percolab, après avoir identifié toutes les fonctions à assumer dans l’entreprise, aussi bien stratégiques que fonctionnelles, l’équipe a défini une trentaine de rôles. « C’est une façon de rendre explicite ce qui se fait implicitement ». Les travailleurs se sont collectivement réparti les rôles, mais ce n’est pas figé. De nouveaux rôles peuvent être créés et leur répartition peut évoluer.  

Une prise de décision rapide, basée sur la confiance et la transparence
Chez Caligram, il y a une heure de réunion d’équipe par semaine pour gérer l’opérationnel. Les décisions sont prises dans le pôle concerné (souvent 2 personnes), sans consulter toute l’équipe. Il y a une grande transparence et la réunion d’équipe permet d’avoir une vision d’ensemble de ce qui se passe dans l’entreprise. Les travailleurs font confiance aux personnes concernées pour prendre les décisions dans l’intérêt de la coopérative.

Un ordre du jour coconstruit à l’aide de couleurs
Chez Niska, l’ordre du jour des réunions d’équipe se fait le matin même, avec trois feuilles de couleurs. Le bleu est utilisé pour les sujets liés à la gouvernance, le jaune pour la stratégie et le rouge pour le « qui fait quoi ». Lors de la réunion, des drapeaux de couleurs matérialisent ces différents points. Le duo qui anime le point consacré à une couleur n’est pas celui qui en a l’expertise. « Un des défis de l’autogestion est de ne pas faire porter ses urgences sur le collectif. L’urgence est souvent par rapport à l’individu ».   

Des défis sont encore à relever et une grande vigilance est nécessaire pour identifier les pouvoirs informels qui ont tendance à revenir subrepticement. Cependant, le bilan dressé par les personnes rencontrées est positif. Ils bénéficient d’un espace de liberté leur permettant de développer leur plein potentiel et de s’impliquer dans la vie de l’organisation.

En conclusion

À travers ces exemples, on observe que l’autogestion, assez loin des visions caricaturales qu’on lui attribue fréquemment, fonctionne efficacement dans plusieurs organisations. Si l’intérêt croît autour de son application, l’accès à l’information et à la documentation des pratiques semble encore insuffisant.

L’autogestion porte un projet de démocratisation de l’économie en (ré) conciliant le rôle de travailleur avec celui de citoyen. Mais pour poursuivre cette démocratisation, il faut penser à inclure d’autres parties prenantes comme les utilisateurs et les consommateurs. Ce type d’inclusion se retrouve souvent dans l’économie sociale avec la représentation de différentes catégories de membres dans la gouvernance. On ne peut, par ailleurs, repenser profondément les modes de gestion de nos richesses sans questionner les modes de propriété qui sont souvent à l’origine du pouvoir de décision. L’autogestion n’est donc pas la (seule) solution à tous les maux de notre société, mais elle fait probablement partie de l’équation. Les fondements de l’économie sociale et le mouvement des communs sont également porteurs de propositions en ce sens.

Un grand merci aux personnes rencontrées en entrevue :

  • Solen Martin-Déry, Étienne Després et Émile Plourde-Lavoie pour Caligram;
  • Matthieu Piegay pour Niska et Accolades;
  • Cédric Jamet, Elizabeth Hunt et toute l’équipe pour Percolab;
  • Isabel Faubert-Mailloux pour le Réseau Coop.

Je tiens également à remercier Marie J. Bouchard pour sa relecture attentive et ses précieux conseils ainsi que le comité de relecture du TIESS pour leurs orientations et suggestions.

Et, enfin, merci à Solen Martin-Dery pour sa collaboration aux illustrations.

Par Julia Cahour
Illustrations de Solen Martin-Déry et Julia Cahour

Pour aller plus loin :


[1] Autogestion, Cyrille Ferraton, dans Dictionnaire des biens communs.

[2] AY, Victor (1996). L’autogestion, une utopie réaliste. Paris : Éditions Syllepse, 109 pages. ISBN : 2-907993-42-9, cité dans https://suzycanivenc.wordpress.com/2010/01/22/2-mais-au-fait-cest-quoi-lautogestion-2-definition-generale-du-terme/

[3]  Voir, par exemple, Ferreira, N. (2000). La reconnaissance de l’autogestion aujourd’hui comme composante de l’économie sociale et comme élément pour une nouvelle analyse économique de l’entreprise. Nouvelles pratiques sociales13(2), 181–192. doi:10.7202/000821ar

[4] « Des organisations collectives, organisées sous la forme de l’autogestion, qui réalisent des activités de production de biens et de services, de crédit et de finances solidaires, d’échanges, de commerce et de consommation solidaire. Des associations, coopératives et groupes informels de petits producteurs ou prestataires de service, individuels ou familiaux, qui réalisent en commun l’achat de leurs inputs, la commercialisation de leurs produits ou la transformation de ceux-ci » SENAES 2008, cité dans Paris D. (2017), Vivre le territoire et faire la ville autrement ? Regards croisés franco-brésiliens, Presses Universitaires du Septentrion.

[5] Neuville R. (2017), Un processus continu de récupération d’entreprises en autogestion, https://autogestion.asso.fr/un-processus-continu-de-recuperation-dentreprises-en-argentine/

[6] Pour en savoir plus : http://www.batiment7.org/

[7] http://reseau.coop/