3 juillet 2018

Avènement de la finance sociale et de l’impact investing

 

Résumé : L’investissement d’impact est devenu très populaire dans la dernière décennie. Pour remplir ses promesses, ce nouveau secteur financier doit être capable de mesurer le rendement social à partir d’un étalon commun. Les méthodes pour y parvenir sont encore en cours d’expérimentation.

L’impact investing, généralement traduit par investissement d’impact, ou parfois investissement à retombées sociales (MaRS Centre for Impact Investing et Purpose Capital, 2014), désigne « un investissement dans un projet, une entreprise ou un instrument financier avec l’intention explicite de créer des retombées sociales positives et de produire un rendement financier » (MaRS Centre for Impact Investing et Purpose Capital, 2014, p. 94).

Comme le soulignent avec une touche d’humour Florman, Klingler-Vidra et Facada (2016, p. 2‑3), la notion d’investissement d’impact s’est grandement popularisée au cours de la dernière décennie, attirant même la faveur du pape François et de banques qui symbolisent la recherche du profit comme Goldman Sachs et Morgan Stanley.[1] Comme l’expliquent en détail Alix et Baudet (2015, p. 8‑13), la venue de ces nouveaux joueurs (groupes de la finance internationale, banques d’affaires, fondations américaines et acteurs de la nouvelle philanthropie)[2], fervents porteurs de la notion d’investissement d’impact dans le champ du social, a pour effet d’en bousculer certains car ce type d’investissement requiert que les intermédiaires financiers soient en mesure de faciliter la prise de décision en comparant les projets et les entreprises à partir d’une matrice « rendement financier – rendement social – risque ».

Le levier central de l’action des « Impact investors » est [en] effet la perspective de l’ouverture d’un nouveau marché, ce qui les pousse à :

    • homogénéiser la demande de financement, créer une demande standardisée, donc un ensemble homogène de titres d’entreprises sociales (la mesure de l’impact permettant de catalyser une industrie naissante),
    • clarifier la prise de décision : un investisseur devrait pouvoir y appliquer les mêmes méthodologies qu’ailleurs.

(Alix et Baudet, 2015, p. 9)

Considérant son double objectif de rendement financier et social, on pourrait penser que l’investissement d’impact carbure à la mesure d’impact social, pilier central de son modèle d’affaires. Comme l’indiquent Mortier (2014)[3] et Morley (2016)[4], les discours sur l’investissement d’impact au cours des dernières années agissent effectivement comme moteur du développement de préoccupations pour la mesure d’impact social et d’innombrables expériences à ce chapitre peuvent être recensées.

Cela dit, au cours de la décennie 2010, aucune méthode n’est parvenue à s’imposer comme référence dans le domaine. Emerson (2015), pionnier du domaine, allait encore plus loin, en affirmant que les metrics, les indicateurs qui permettent d’évaluer l’impact d’un investissement, sont le Big Foot de l’investissement d’impact : tous en parlent mais rares sont ceux qui l’ont vu.[5]

Pour vérifier ces affirmations, Best et Harji (2013) ont enquêté précisément sur la question des pratiques en matière de mesure d’impact social chez les investisseurs d’impact au Canada. Des entrevues avec une vingtaine d’organisations actives dans ce domaine, surtout situées en Ontario, ont révélé l’utilisation de plusieurs méthodes différentes : théorie du changement, GIIRS, IRIS, ESG Screens, SROI, ACA, Sustainable Livelihoods et études de cas (Best et Harji, 2013, p. 10‑11). Le recours à ces méthodes semble cependant loin d’être systématique. En effet, la mesure d’impact est davantage à l’étape des discours que des pratiques et la plupart des intervenants interrogés s’accordent pour dire qu’il s’agit d’un enjeu important (Best et Harji, 2013, p. 8), que les stratégies actuelles sont peu standardisées ou comparables (Best et Harji, 2013, p. 12) et que l’un des plus grands défis à relever sera de réduire les coûts associés à la mesure (Best et Harji, 2013, p. 18).

Selon Alix et Baudet (2015, p. 11‑16), parmi les initiatives évoquées dans le paragraphe précédent, c’est la banque d’indicateurs Impact Reporting Investment Standards (IRIS), développée par le Global Impact Investing Network (GIIN) et les Global Impact Investing Reporting Standards (GIIRS), portés par B-Lab, qui tendaient à s’imposer dans le domaine d’investissement d’impact, respectivement comme outils de reporting et de rating, quoique d’autres méthodes gagnaient également en popularité (SROI, coûts sociaux évités, Social Reporting Standard en Allemagne).

À partir de 2017, un large consortium d’acteurs principalement britanniques et américains du secteur de l’investissement d’impact se sont réunis pour mettre de l’avant l’impact management project, une vision cohérente et unifiée de ce que ces organisations entendent par l’impact et sa mesure (Bridges Impact, 2017). Trois ans plus tard, il semble que cette initiative est un effet structurant majeur pour le secteur, alors que la liste d’organisations qui s’y réfèrent d’une manière ou d’une autre ne fait que s’agrandir. Ce bouillonnement rend évidemment plus difficile une écriture sur ce sujet dans une perspective historique.

Ces publications et initiatives s’inscrivent dans la foulée d’un mouvement soutenu non seulement par des acteurs de la philanthropie et de la finance, mais également par plusieurs politiques publiques mises en place par des gouvernements soucieux de les soutenir. Ainsi, une initiative internationale sur l’investissement à impact social est lancée par le G8 en 2013, alors présidé par le Royaume-Uni. L’année suivante, un rapport très optimiste sur le potentiel transformateur de ce domaine est publié par le Social Impact Investment Taskforce (SIIT) (2014a). Un rapport du groupe de travail, qui porte spécifiquement sur la mesure d’impact, vient compléter ce document en présentant l’état des lieux et le chemin à parcourir (Social Impact Investment Taskforce (SIIT), 2014b).

La conception de la mesure d’impact qui y est privilégiée s’appuie sur la littérature en évaluation d’impact, qui elle-même s’inspire des travaux en évaluation de programme, comme les notes (1) et (2) au bas du schéma l’indiquent.

Source : Social Impact Investment Taskforce (SIIT), 2014b, p. 6.

Au Canada, le gouvernement fédéral a lancé en 2019 le Programme de préparation à l’investissement (PPI), un programme pilote de 50 millions de dollars sur deux ans conçu pour faire progresser l’innovation sociale et le financement social (IS/FS). Ce type de politique est le résultat à la fois d’un intérêt accru au niveau international, comme décrit dans cette section, et de la pression locale (de la part d’organisations comme le MaRS Centre for Impact Investing et la Fondation McConnell) pour faire avancer cette cause.

On pourrait avoir l’impression que le Québec traîne de la patte dans le domaine. On peut malgré tout repérer quelques initiatives québécoises qui s’inscrivent ouvertement dans ce mouvement, comme Impak Finance, une banque nouveau genre créée en 2016, qui a d’abord tenté de lancer une cryptomonnaie avant de réorienter ses activités vers des services de notation (qualification, scoring et tracking) de l’impact. Et surtout, il ne faudrait pas en conclure que le Québec est en retard au chapitre de la finance en soutien aux « initiatives d’impact ». Bien au contraire, tout un écosystème qu’on qualifie de finance solidaire est solidement en place depuis quelques décennies et vise à soutenir les entreprises d’économie sociale. C’est que, pour revenir à ce qui a été mentionné en introduction, il n’y a pas une seule « culture » ou histoire de la mesure d’impact social. Bien que celle qui a été présentée dans les dernières pages semble dominée par les mondes de la philanthropie et de la finance anglo-saxonne, il importe de tenir compte d’autres initiatives afin de mieux saisir la diversité du domaine.

[1] “Even archetypal profit-focused investment banks, including Goldman Sachs and Morgan Stanley, include ESG and impact activities in their business; […] The notion of the social impact of business has become so mainstream that government at the highest levels – including G8 leaders and even the Pope – advocate the creation of institutions to give greater attention to driving social impact” (Florman, Klingler-Vidra et Facada, 2016, p. 2‑3).

[2] La nature externe de ces acteurs a notamment été documentée, dans le cas du Royaume-Uni, par (Morley, 2016) dans un article intitulé Elite networks and the rise of social impact reporting in the UK social sector : « This study reveals that the growth of professionalism played an important role in driving change in the performance reporting practice of UK social enterprises. Yet, these new professional groups did not emerge within social enterprises, but in other communities and effected change from a distance. Interview evidence and data concerning the background and affiliations of individuals who are active within the social investment community points to an elite and highly connected affiliation network of SIFIs [Social investment finance intermediaries] and think tanks » (p. 36).

[3] « Une autre source d’inspiration, plus récente, provient du monde de la philanthropie, et plus particulièrement de la venture philanthropy et de l’impact investment. Ces acteurs, a priori proches des entreprises capitalistes, ont développé des méthodes en vue de classer les différents projets qui leur sont soumis avant d’éventuellement y investir ainsi que des outils pour rendre compte et améliorer l’impact social des entreprises sociales qu’ils décident de financer » (Mortier, 2014, p. 3).

[4] “It is the influence of professionals who populate a new niche community of ‘social investors’ and ‘social investment intermediaries’ that has led to the view of social impact reporting as a general norm of best practice. This group of investment professionals use the language of investment and advocate the use of economic-style social impact reporting, in part because of their prior professional and educational experience” (Morley, 2016, p. 2‑3).

[5]  “the ‘metrics challenge’ is something of a myth […] it is the Big Foot of impact investing – widely known yet seldom seen.”


Références

Alix, N. et Baudet, A. (2015). La mesure de l’impact social: facteur de transformation du secteur social en Europe (no 2014/15). Belgique : CIRIEC.

Best, H. et Harji, K. (2013). Social Impact Measurement Use Among Canadian Impact Investors (p. 39). Purpose Capital & Human Resources and Skills Development Canada.

Bridges Impact. (2017). Impact Management Project. Repéré 12 février 2018, à http://www.impactmanagementproject.com/

Emerson, J. (2015, 10 février). The Metrics Myth. Blended Value. Repéré à http://www.blendedvalue.org/the-metrics-myth/

Florman, M., Klingler-Vidra, R. et Facada, M. J. (2016). A critical evaluation of social impact assessment methodologies and a call to measure economic and social impact holistically through the External Rate of Return platform. Repéré à http://eprints.lse.ac.uk/65393/

Mars Centre for Impact Investing et Purpose Capital. (2014). State of the Nation: Impact Investing in Canada (p. 104).

Morley, J. (2016). Elite networks and the rise of social impact reporting in the UK social sector (Working Paper). London : LSE.

Mortier, Q. (2014). Évaluation de l’impact social: de quelques clarifications et craintes. Solidarité des Alternatives Wallonnes et Bruxelloises (SAW-B).

Social Impact Investment Taskforce (SIIT). (2014a). Impact Investment: The Invisible Heart of Market – Harnessing the power of entrepreneurship, innovation and capital for public good (p. 51).

Social Impact Investment Taskforce (SIIT). (2014b). Measuring Impact – Subject paper of the Impact Measurement Working Group.