Résumé : À travers l’histoire, les entreprises d’économie sociale n’ont pas seulement fait l’objet d’évaluations, elles ont aussi été initiatrices de nouvelles pratiques qui correspondent davantage à leurs réalités et à leurs aspirations. Le courant de l’évaluation de l’utilité sociale (mieux connue en France) est l’une de ces expériences.
En France, plutôt que de parler de mesure d’impact, des auteurs généralement plus à gauche de l’échiquier politique ont traditionnellement mis de l’avant la notion de reconnaissance et d’évaluation de l’utilité sociale. On peut définir la notion d’utilité sociale de la manière suivante :
Est d’utilité sociale toute action qui vise, notamment, la satisfaction de besoins qui ne sont pas normalement ou suffisamment pris en compte par le marché, et s’exerce au profit de personnes dont la situation nécessite la compensation d’un désavantage sanitaire, social, éducatif ou économique. (Gadrey, 2004, p. 120)
Selon Gadrey (2005), il s’agit d’une « idée qui a été forgée pour “défendre” l’économie solidaire face à certaines menaces, ou pour en promouvoir le développement sur la base de règles favorables ». Elle résulte donc d’un contexte où le concept a émergé comme un outil de lutte contre les accusations de concurrence déloyale faites à certaines associations ou entreprises d’économie sociale. Son apparition officielle en France remonterait à l’arrêt du Conseil d’État du 30 novembre 1973 concernant « l’affaire de la clinique Saint-Luc ». Les deux critères habituels pour désigner le caractère non lucratif (gestion désintéressée et réinvestissement des excédents dans l’activité) n’apparaissent alors plus suffisants pour justifier que l’association qui gère cette clinique bénéficie d’exonérations d’impôts. Pour démontrer qu’il n’y a pas d’entrave à la concurrence, un troisième critère est ajouté : « les bénéficiaires normaux de l’institution doivent profiter de sa gestion désintéressée, soit parce que les conditions sont plus avantageuses que celles du marché, soit parce que les services rendus ne sont pas fournis par le marché » (Gadrey, 2006, p. 239).
L’enjeu, tel qu’identifié en France, consisterait « à tracer une frontière entre l’économie solidaire et […] l’économie marchande lucrative. La notion d’utilité sociale doit donc servir à marquer un territoire en revendiquant des régulations spécifiques, juridiques et fiscales pour l’essentiel » (Gadrey, 2005). « Le terme “utilité sociale” s’est progressivement imposé pour caractériser l’ÉSS [l’économie sociale et solidaire]. Au-delà du terme, il s’agit de repérer les “suppléments”, les “plus-values” des acteurs de cette économie, et ce qu’elle “fait à son territoire”, notamment par rapport à l’économie capitaliste » (Branger, Gardin, Jany-Catrice et Pinaud, 2014).
Par ailleurs, c’est également une démarche qui a pour but de se distancer de l’évaluation top-down des administrations qui, en contexte de restriction budgétaire, sont vues comme des menaces possibles pour le financement, pouvant entraîner une mise en concurrence problématique des organismes à mission sociale. Ainsi, la prise en main du concept par les associations et les entreprises de l’économie sociale peut aussi être perçue comme une réaction à l’émergence récente d’un « marché des évaluateurs (cabinets de conseils, écoles, segments de l’université) [qui] produisent des arguments pour être en mesure de fournir des évaluations [soi-disant] “en toute indépendance”, préférant parfois fournir du “clé en main” plutôt que d’accorder un soin au processus et à la concertation » (Branger et al., 2014).
Mais si certains considèrent l’évaluation de l’utilité sociale comme un rempart contre une mesure d’impact social externe, mal adaptée, d’autres la considèrent de plus en plus comme un synonyme :
Si le fait de parler d’impact social plutôt que d’utilité sociale fait débat, c’est notamment parce que le premier s’attache à des indicateurs quantitatifs et peut ainsi être considéré comme réducteur. Dans les faits, les approches d’évaluation sont similaires et se rapprochent au fur et à mesure que les outils se peaufinent. (L’atelier – Centre de ressources régional de l’économie sociale et solidaire, 2013, p. 8)
Ainsi, aujourd’hui, même des acteurs comme Hélène Duclos, auteure de guides qui font office de référence en matière d’évaluation de l’utilité sociale (Duclos, 2007), en viennent à définir l’évaluation de l’utilité sociale comme un synonyme de la mesure d’impact social, ou plus précisément comme « une démarche d’évaluation développée par les acteurs de l’économie sociale et solidaire [qui] permet aux entreprises sociales et aux acteurs de l’économie sociale et solidaire d’identifier, mesurer et rendre compte de leur impact social » (Duclos, 2016). Il reste donc à voir si cette inflexion stratégique des définitions et du vocabulaire employé permettra de développer un « modèle français de l’évaluation d’impact social » ou si, au contraire, la spécificité de cette tradition d’inspiration constructiviste sera dissoute dans le modèle dominant de la mesure d’impact anglo-saxonne.
Dans un texte paru en décembre 2020, l’Avise présente justement les ressemblances et différences entre ces notions d’utilité sociale et impact social, avant de conclure que même si la première est plus englobante que la seconde, les deux notions vont résolument dans le même sens plutôt que de s’opposer.
Branger, V., Gardin, L., Jany-Catrice, F. et Pinaud, S. (2014). Évaluer l’utilité sociale de l’économie sociale et solidaire. Projet Corus-ESS (Connaissance et reconnaissance de l’utilité sociale en ESS).
Duclos, H. (2007). Évaluer l’utilité sociale de son activité: Conduire une démarche d’auto-évaluation. Paris (167 rue du Chevaleret, 75013) : Agence de valorisation des initiatives socio-économiques (AVISE).
Duclos, H. (2016). Qu’est ce que l’évaluation de l’utilité sociale ? Utilité sociale et impact social. Repéré à http://www.utilite-sociale.fr/quest-ce-que-evaluation-utilite-sociale/
Gadrey, J. (2004). L’utilité sociale des organisations de l’économie sociale et solidaire. Une mise en perspective sur la base de travaux récents (Rapport de synthèse pour la DIES et la MIRE). CLERSE-IFRESI, Université de Lille 1.
Gadrey, J. (2005). Utilité sociale. Dans J.-L. Laville et A. David (dir.), Dictionnaire de l’autre économie (p. 564). Paris : Desclées de Brouwer.
Gadrey, J. (2006). L’utilité sociale en question, à la recherche de conventions, de critères de méthodes d’évaluation. Dans Les dynamiques de l’économie sociale et solidaire. Paris : La Découverte.
L’atelier – Centre de ressources régional de l’économie sociale et solidaire. (2013). Utilité sociale & mesure d’impact , quelle évaluation pour l’ESS ?