3 juillet 2018

Influence du monde philanthropique anglo-saxon

 

Résumé : À partir de la fin des années 1990, les grandes fondations américaines proposent de mesurer le rendement social de leurs investissements, ce qui ouvre la voie à un nouveau marché « révolutionnaire » : l’investissement d’impact.

À partir des années 1990, le monde philanthropique a commencé à s’intéresser beaucoup plus à des méthodes qui permettraient de rigoureusement mesurer l’impact de leurs investissements. Ce sont principalement les grandes fondations américaines qui ont mené cette discussion.

En 2003, une trentaine d’institutions se réunissent à New York à l’invitation des fondations Rockefeller et Goldman Sachs pour discuter du Social Impact Assessment dans le cadre du Double Bottom Line Project (The Rockefeller Foundation et The Goldman Sachs Foundation, 2003). Plusieurs organisations actives dans le domaine de la mesure d’impact y sont présentées, dont une qui se démarque particulièrement : le Roberts Enterprise Development Fund (REDF).

En effet, dès 1999, le REDF a lancé le projet intitulé Ongoing Assessment of Social Impacts (OASIS), un « système de mesure de l’impact des organisations à but non lucratif et entreprises à vocation sociales financées à travers le portfolio du REDF » (Twersky, 2002, p. 12)[1]. Ce système d’information de gestion sociale (social management information system), implanté en collaboration avec chacun des organismes financés par le REDF, pouvait être mis à jour en continu grâce à Internet. Il s’agissait à l’époque d’une innovation technologique cruciale et avant-gardiste comme en témoignent les nombreux partenaires du domaine des technologies de l’information et des communications (TIC) impliqués dans le projet (p. 14). La base de données était alors constituée d’un core data set qui regroupait des impacts transversaux pour la plupart des organisations : emploi, salaire, logement, utilisation des services sociaux et estime de soi rapportée par les utilisateurs. Un volet personnalisé permettait de faire en sorte que des indicateurs propres à l’organisation puissent également être colligés afin de l’appuyer dans sa gestion.

Ce n’est toutefois pas pour cette initiative que la plupart des lecteurs connaissent le nom de REDF, mais plutôt parce que cet organisme basé en Californie a développé environ à la même époque, de concert avec le professeur Jed Emerson de Harvard, la méthode du Social Return on Investment (SROI) (Zappalà et Lyons, 2009, p. 14). Les deux approches étaient alors conçues pour se compléter, OASIS offrant des informations sur l’organisation, SROI sur la société (The Rockefeller Foundation et The Goldman Sachs Foundation, 2003, p. 7). Ensuite, cette méthode a été récupérée et développée au Royaume-Uni à la suite de l’impulsion notamment de la New Economic Foundation (NEF) et plus tard du gouvernement britannique.

Dans sa forme actuelle, le SROI définit l’impact comme la « différence entre les résultats pour les participants et le calcul de ce qui serait arrivé dans tous les cas de la part relevant de l’intervention d’autres personnes ou organisations et de la durée des résultats » (ESSEC IIES, 2011, p. 57). Bien que cette méthode s’inspire de l’ACA et puisse compléter diverses approches comme la théorie du changement et le « reporting social » (p. 60), l’histoire de son développement et le langage qu’elle mobilise (ratio et retour sur investissement) témoignent d’une origine ancrée dans le milieu de la finance.

L’année qui suit la réunion à New York, dans le cadre du Double Bottom Line Project commandité par la Rockefeller Foundation, Clark, Rosenzweig, Long et Olsen (2004) publient une revue de littérature qui marque un jalon très important dans le domaine du social impact assessment. Il s’agissait alors potentiellement de la publication la plus exhaustive en matière de recension des pratiques liées à la définition et l’évaluation d’impacts sociaux mesurables (measurable social outcomes). L’ouvrage présente plusieurs méthodes et conclut que bien qu’il n’existe pas de standards reconnus, il serait judicieux de mettre de l’avant un langage commun inspiré des pratiques dans le domaine de l’évaluation : l’impact value chain

Source : Clark et al., 2004, p. 7

Comme dans le cas du SROI, par impact, les auteurs entendent la portion du résultat total survenu à la suite de l’intervention, au-delà de ce qui se serait produit de toute manière.[2]

Un thème récurrent apparaît à travers tous ces discours : la frontière entre but lucratif ou non, entre philanthropie et investissement devient de plus en plus perméable. C’est la notion de double bottom line (rendement à la fois social et financier).

Alors que les frontières conceptuelles qui séparaient autrefois les OBNL des organismes à but lucratif, l’investissement de la philanthropie et les rendements sociaux des rendements financiers sont devenues plus perméables, il y a eu un changement marqué dans la façon dont les gens perçoivent la relation entre capital, philanthropie, gestion et stratégie. (The Fondation Rockefeller et The Fondation Goldman Sachs, 2003, p. 2, traduction libre)

Au cours des dernières années, alors que la démarcation entre subvention et investissement commençait à s’embrouiller, l’idée de mesurer un rendement social concurremment avec la comptabilité financière traditionnelle a attiré un groupe croissant d’investisseurs, de bailleurs de fonds et d’entrepreneurs. (Clark et al., 2004, p. 3, traduction libre)

À la même époque, Emerson (2003) commence à mettre de l’avant la notion de blended value au rendement financier et social du double bottom line et ajoute l’environnement pour cadrer avec le concept de développement durable, qui commence également à être bien implanté à cette époque.

Que l’on se réfère à la notion de venture philanthropy, apparue à la fin des années 1990 (Letts, Ryan et Grossman, 1997; The Rockefeller Foundation et The Goldman Sachs Foundation, 2003, p. 4; Zappalà et Lyons, 2009, p. 5) ou plutôt à celle d’impact investing, popularisée par la Rockefeller Foundation en 2007 (Harji et Jackson, 2012; Höchstädter et Scheck, 2015), on peut dire que le mouvement pour un financement qui vise à la fois un retour social et financier était en marche.


Références

Clark, C., Rosenzweig, W., Long, D. et Olsen, S. (2004). Double bottom line project report: Assessing social impact in double bottom line ventures. Repéré à http://escholarship.org/uc/item/80n4f1mf.pdf

Emerson, J. (2003). The blended value proposition: Integrating social and financial returns. California management review, 45(4), 35–51.

ESSEC IIES. (2011). Guide du retour social sur investissement (SROI).

Harji, K. et Jackson, E. (2012). Accelerating Impact: Achievements, Challenges and What’s Next in Building the Impact Investing Industry (p. 62). New York : The Rockefeller Foundation.

Höchstädter, A. K. et Scheck, B. (2015). What’s in a Name: An Analysis of Impact Investing Understandings by Academics and Practitioners. Journal of Business Ethics, 132(2), 449‑475. doi:10.1007/s10551-014-2327-0

Letts, C. W., Ryan, W. et Grossman, A. (1997). Virtuous capital: What foundations can learn from venture capitalists. Harvard business review, 75, 36‑50.

The Rockefeller Foundation et The Goldman Sachs Foundation. (2003). Social Impact Assessment: A Discussion Among Grantmakers. New York City.

Twersky, F. (2002). An Information OASIS. Roberts Enterprise Development Fund (REDF).

Zappalà, G. et Lyons, M. (2009). Recent approaches to measuring social impact in the Third sector: An overview. Centre for Social Impact Sydney. Repéré à http://www.socialauditnetwork.org.uk/files/8913/2938/6375/CSI_Background_Paper_No_5_-_Approaches_to_measuring_social_impact_-_150210.pdf

[1] Traduction libre de « a social impact measurement system with its portfolio of nonprofit organizations and social purpose enterprises ».

[2] Traduction libre de « By impact we mean the portion of the total outcome that happened as a result of the activity of the venture, above and beyond what would have happened anyway » (Clark, Rosenzweig, Long et Olsen, 2004, p. 7).