Billet de blogue
1 avril 2020

Le rôle de l’économie sociale dans la transition vers l’après-croissance – 2e partie

L’impératif de croissance sur lequel la stabilité de l’ordre social a reposé pendant tout le 20e siècle est aujourd’hui considéré comme la source principale des dérèglements écologiques. Comment sortir de ce modèle ? Quelles sont les institutions économiques compatibles (voire porteuses) d’une société d’après-croissance ? Éric Pineault, professeur au Département de sociologie de l’UQAM, membre de la Chaire de recherche UQAM sur la transition écologique, de l’Institut des sciences de l’environnement et chercheur associé à l’IRIS poursuit ici sa réflexion avec le 2e volet de sa série de 3 billets de blogue*.

Partie 2 – Les rouages de l’impératif de croissance dans le capitalisme

TIESS : Quels sont les principaux moteurs de croissance et comment nous en défaire ?

Éric Pineault : Le premier qui vient à l’esprit est l’institution dominante de cette économie : la grande entreprise incorporée. L’impératif de croissance se loge au cœur de ses règles de fonctionnement. Ce sont en effet les entreprises privées qui, dans notre économie capitaliste, contrôlent le processus de création de valeur, organisent le travail formel et mettent en circulation l’essentiel des biens et services que nous consommons. Elles ne sont pas seules : d’autres institutions, comme les entreprises publiques et les entreprises d’économie sociale, sont porteuses de logiques économiques alternatives, et elles sont essentielles à l’existence de nos sociétés. Toutefois, c’est la logique d’accumulation de capital qui prédomine dans notre système actuel. La croissance, c’est à la fois plus de biens et de services monnayables produits, plus de capacité productive de ce type de biens, plus de revenus, plus de travail formel et donc plus d’emplois. C’est également une rémunération du capital sous la forme de profits, d’intérêts, de rendements financiers qui est perpétuellement réintégrée dans l’économie. Les profits d’hier sont les investissements d’aujourd’hui, qui génèrent les profits de demain : ce cycle est la cause principale du caractère expansif de l’économie. Cet impératif de croissance contraint les entreprises privées – et en particulier les grandes entreprises incorporées – à miser constamment sur l’augmentation de leurs activités. Cela se traduit par l’accroissement du flux des biens et services, mais aussi par la multiplication des dépenses qui visent à maximiser leur consommation par le biais du marketing, de la publicité, du design de produits à usage unique ou à obsolescence programmée. La surconsommation de masse que nous déplorons n’est pas une affaire d’individus cupides et impulsifs, elle est le résultat planifié et normal d’une économie monétaire qui croît. La littérature économique qui s’intéresse à la nature de cet impératif de croissance le relie à deux contraintes : celle de recycler les profits en investissement (investir dans son expansion au moins aussi rapidement que ses rivaux, innover pour devenir plus productifs, etc.) et celle de traduire la surproduction de biens et services marchands qui résulte de ces investissements en surconsommation privée. Dans cette perspective, une partie significative des ressources des grandes entreprises vise à développer et à contrôler ces relations de consommation de masse dans la société.

Cette triple exigence (expansion des activités, recherche de gains de productivité, conversion de cette augmentation des produits en consommation) balise aussi l’extraction et la consommation de ressources naturelles. Les grands extracteurs de métaux, de minéraux ou d’hydrocarbures, mais aussi les pourvoyeurs de biomasse – pour ne nommer que ceux-là – doivent eux aussi investir massivement dans le maintien de la dépendance économique sur leurs produits ; et ce, d’autant plus que leurs stocks sont de plus en plus rares et leurs capacités d’extraction de plus en plus coûteuses. Pour compléter le portrait, une logique similaire sous-tend les activités de gestion du flux de nos déchets, dans la mesure où certaines grandes entreprises incorporées réussissent à imposer leur logique dans ce secteur…

TIESS : Pourquoi est-il si difficile de rompre avec cet impératif ?

ÉP : La croissance fédère les intérêts de plusieurs groupes sociaux. Elle est une valeur et un objectif politique. L’État trouve dans la croissance une source de revenus en expansion qui se traduit par une augmentation de sa capacité à agir sur la société, à intervenir dans l’économie, à soutenir différents groupes, secteurs et populations selon l’orientation politique du gouvernement. Le mouvement syndical et ses alliés voient également d’un bon œil la croissance. Les investissements et l’expansion de la production soutiennent la création d’emplois, stabilisent les emplois existants et rendent le travail plus productif, ce qui engendre une hausse des salaires et de la consommation. C’est d’ailleurs une constante dans l’histoire du développement de nos économies capitalistes : les gains de productivité aboutissent à un accroissement de la consommation plutôt qu’à une diminution du travail. De cette constellation de forces économiques émerge une force politique centrale dans nos sociétés, la « coalition de croissance ». Par-delà leurs divergences profondes et même leurs multiples conflits, l’État interventionniste, la grande entreprise incorporée alliée au capital financier et le mouvement syndical et ses alliés trouveront dans la croissance un cadre pour penser la résolution de leurs conflits et un idéal pour penser l’avenir économique de la société. Qui plus est, devant un obstacle au développement économique – ou confronté à une crise comme celle qui découle de la pandémie actuelle –, ces acteurs dominants convergeront spontanément vers la croissance comme matrice pour penser la solution à ces problèmes. Elle est la seule approche envisagée pour faire face aux enjeux sociaux, écologiques et environnementaux. Voilà pourquoi, après les décennies du développement durable (1980-2000) et celles de la croissance verte, inclusive et juste (2000 à aujourd’hui), nous avançons d’un pas décidé vers l’extinction, incapable de rompre avec l’idée que l’expansion économique, la relance coûte que coûte, est la seule manière de résoudre nos crises.

TIESS : Depuis quelques années, la plupart des grands rapports internationaux sur l’urgence environnementale (GIEC, IPBES) identifient pourtant la croissance économique comme un des principaux vecteurs des pressions anthropiques sur les écosystèmes…

ÉP : Oui, et sur les cycles biogéochimiques de la planète, dont le cycle du carbone. Du côté de la recherche scientifique sur les limites planétaires à l’activité humaine, un consensus similaire se dégage. Cela dit, l’analyse de la croissance que proposent ces études et rapports demeure souvent vague et imprécise. On parle ici non pas de la croissance comme idéologie ou comme réalité sociale [cf. partie 1], mais comme réalité biophysique et matérielle – comme « métabolisme ». Ces trois dimensions sont évidemment indissociables : notre métabolisme insoutenable est modelé par la croissance économique comme réalité sociale. Il est tiré par elle. Penser qu’un miracle technologique pourrait les découpler revient à se bercer dans l’illusion, celle d’une croissance immatérielle – donc perpétuelle – dans un monde fini. Comme le révèle la crise actuelle provoquée par la pandémie de COVID-19, ce n’est qu’en ralentissant de manière dramatique l’activité économique que l’on peut diminuer de manière significative les impacts environnementaux et les émissions de CO2. Tout le défi est de réaliser cette transition métabolique dans la solidarité, d’une manière socialement soutenable. Une crise économique comme celle qui se dessine sous nos yeux n’est pas un contexte propice pour opérer un tel changement, car il ne faut pas confondre « décroissance » et « dépression ». Malheureusement, c’est la seconde qui nous guette actuellement… La première demanderait un effort de planification démocratique important, reposant sur des institutions et des rapports sociaux différents de ceux qui dominent actuellement notre économie. Le troisième billet de blogue portera justement sur les institutions nécessaires à une société post-croissance.

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* La première partie, « La croissance économique comme réalité sociale et biophysique », est accessible ici. Vous pouvez lire la troisième partie, « Cinq principes pour une transition décroissante », ici.

Photo NASA