Quelles institutions économiques sont compatibles avec une société post-croissance ? Quels sont les grands principes qui devraient guider les profondes transformations à venir ?
Éric Pineault, professeur au Département de sociologie de l’UQAM, membre de la Chaire de recherche sur la transition écologique, de l’Institut des sciences de l’environnement et chercheur associé à l’IRIS, conclut ici sa trilogie de billets de blogue.
Partie 3 – Cinq principes pour une transition décroissante
TIESS : Les gouvernements s’apprêtent à investir massivement pour relancer l’emploi, la production et la consommation après la pandémie de COVID-19. C’est un plan de relance de l’économie formelle, sans rupture avec la logique de croissance capitaliste. Quelles seraient, à l’inverse de cette politique de continuité, les principes socioéconomiques d’une transition décroissante ?
Éric Pineault : J’en identifie cinq. Commençons par couper les moteurs* qui alimentent la logique de croissance et d’accélération dans laquelle l’économie formelle se trouve enfermée. Pour nous attaquer collectivement à cet impératif, un premier chantier s’impose : celui de transformer les institutions et les entreprises qui possèdent les moyens de production en communs.
Dans une économie en transition, nous devons favoriser les formes qu’expérimente l’économie sociale et solidaire, celles dont l’existence ne repose pas sur le principe expansif d’accumulation privée ou étatisée. Les OBNL, les coopératives, les mutuelles s’adossent aux principes suivants : autolimitation écologique et sociale, redevabilité démocratique et locale, gestion démocratique. Les biens et services qu’ils produisent répondent à des besoins sociaux, plutôt qu’à l’impératif d’absorber la surproduction de marchandises par la production de biens prêts à jeter. Il faut marginaliser progressivement – pour ne pas dire abolir – les formes qui, comme la grande entreprise incorporée à but lucratif (souvent multinationale), ont fait de cette logique d’expansion infinie une part intégrante de leur fonctionnement. La coupure avec la société doit disparaître, au profit de formes d’entreprises ancrées territorialement et solidaires.
En ce qui a trait à la propriété, nous devrons soutenir le développement de modèles qui reposent sur une reconnaissance de droits d’usage limité, plutôt que sur des droits de disposition et d’aliénation absolus, qu’ils soient publics ou privés. Le droit moderne recèle de multiples ressources en la matière et il serait également possible d’intégrer des pratiques et des principes d’usage issus des cultures autochtones. Est-ce à dire qu’on devrait abolir toutes les formes de propriété existantes ? Bien sûr que non. Dans la mesure où elle fait l’objet d’un contrôle démocratique et que s’y impose le principe de limitation de puissance, la propriété publique demeure un instrument légitime et utile, en particulier quand elle s’inscrit dans une logique de proximité et de décentralisation. La propriété individuelle limitée a elle aussi un rôle à jouer dans cette économie, dans la mesure où elle obéit aux règles établies plus haut et qu’elle permet une extension de la capacité d’agir de l’individu sans limiter la capacité d’agir et de vivre d’autrui (règle de Amartya Sen).
Je crois qu’il faut tendre vers l’élaboration d’institutions régies par le principe du « commun », comme la fiducie d’utilité sociale [lire la synthèse de connaissance du TIESS à ce sujet], et s’approprier d’autres innovations institutionnelles qui émergent de l’économie sociale – comme la coopérative de solidarité – qui répartissent le contrôle de la propriété et l’usage des ressources productives et reproductives entre producteurs et consommateurs.
TIESS : Quel serait votre deuxième principe ?
ÉP : Mon second principe serait de revoir l’équilibre entre les notions de production et de reproduction dans une perspective de transition juste, en particulier la division genrée du travail. Les politiques de relance pour contrer les effets de la pandémie visent presque exclusivement l’économie formelle (monétaire). Un des principaux enseignements de la crise actuelle est pourtant le rôle essentiel de tout ce qu’ignore le PIB : le travail de care, invisible parce que réalisé dans la sphère informelle (domestique, communautaire). Il faut dépasser cette division entre le travail formel et informel et revaloriser le second, voire le développer. L’objectif serait de réduire la distance entre la production et la consommation et de briser les stéréotypes ainsi que les rapports de pouvoir entre les genres.
Plus fondamentalement, il faudra casser la logique d’externalisation des coûts sur laquelle repose la dynamique d’expansion de la sphère formelle : les gains de productivité se font au détriment de la capacité de résilience des individus, des communautés et des écosystèmes. Les économistes féministes européennes – et notamment allemandes – parlent de « reproductivité », un concept qu’elles opposent à celui de « productivité ». La sphère productive croît sur le dos de la sphère reproductive, elle y externalise les coûts de son progrès. Pourquoi ne pas soutenir directement la sphère reproductive, en renforçant sa capacité à produire de la richesse selon une logique non marchande ?
Renforcer la résilience, donc renforcer la reproductivité, passe par une internalisation sociale. Concrètement, cela se traduit par une « valorisation » du travail informel et des activités ordinaires et par un transfert du temps de travail formel vers la sphère informelle. Cela passe ensuite par le développement d’infrastructures sociales et productives « communes » : des infrastructures tangibles (transport, loisirs, production culturelle, etc.) et intangibles comme les savoirs tacites, le care, etc. L’économie sociale a un rôle central à jouer dans la mise en place et le développement de ces communs.
TIESS : On évoque les coûts sociaux des gains de productivité, qu’en est-il des écosystèmes ?
ÉP : J’y arrive avec mon troisième principe, la transformation du métabolisme des sociétés. Il faut opérer une descente importante de l’intensité matérielle et énergétique de notre société. Pour ce faire, nous devons appliquer à la production comme à la consommation un principe d’autolimitation et d’ancrage socioécologique. L’autolimitation implique d’ajuster la production dans l’économie formelle aux besoins sociaux, plutôt qu’à ceux du capital qui cherche à faire absorber son surplus par la stimulation de la surconsommation. Il faut revoir les normes qui régissent la production de biens et de services pour que la réparabilité et la « longévité programmée » deviennent les nouveaux principes qui guident la production. Plus fondamentalement, nous devons diminuer notre dépendance aux activités économiques qui se développent en éloignant les lieux de production des lieux de la consommation.
Avant même de penser aux circuits courts et à l’économie circulaire, quels sont les nécessités ou les plaisirs qui peuvent être produits par les gens qui les consomment, au moment et dans le lieu où ils seront consommés ? Cuisine collective, théâtre de ruelle, jardins collectifs, atelier de réparation de vélos, vergers de village, cannerie de quartier, fêtes des voisins, loisirs communautaires : le développement d’une sphère reproductive résiliente et dynamique met fin à cette séparation production/consommation sur laquelle reposent les circuits longs. L’accroissement de cette sphère dépend d’un investissement important en infrastructures sociales, notamment la création de communs qui garantissent aux communautés, aux familles et aux individus d’accéder à la culture et à une plus grande autonomie alimentaire, en leur permettant de produire eux-mêmes une partie de leur nourriture, par exemple.
En ce qui a trait à la production dans le cadre d’une division formelle du travail, qui exige une spécialisation des producteurs et implique un rapport de consommation détaché de la production, misons sur les circuits courts et sur un principe de circularité écologique. Les activités de production et de consommation qui demeurent dépendantes de l’économie monétaire doivent s’inscrire dans la double logique du circuit court et de la circularité élargie.
La logique du circuit court est bien connue, il s’agit d’ancrer le plus possible la production des biens et services dans les localités et les régions, de miser sur des maillages et des réseaux entre des entreprises qui sont territorialisés, de viser le plus possible l’autosuffisance pour la production de biens et services essentiels sur une base nationale. Pour le Québec, cela signifie un renforcement et une diversification de sa capacité de production manufacturière destinée au marché intérieur. Il faudra également diminuer la dépendance des industries sur les circuits longs et leurs chaînes d’approvisionnement contrôlée par les grandes entreprises multinationales. À cela s’ajoute le principe d’ancrage biophysique des économies (principe 2), la promotion d’un usage de matériaux dont l’origine est locale ou régionale, plutôt que des matériaux pris dans des circuits mondialisés.
La circularité élargie, c’est plus que le recyclage des éléments matériaux qui circulent dans l’économie formelle. C’est également plus que la transformation des déchets industriels des uns en matière première pour d’autres. Il s’agit d’ancrer nos flux de matières et d’énergie pour soutenir les écosystèmes et les cycles biogéochimiques de manière à contribuer à leur régénérescence et foisonnement. Contrairement à la circularité défendue par l’écologie industrielle qui tente à tout prix d’isoler les processus économiques de la nature, il faut plutôt augmenter leur ancrage et leur dépendance sur des processus biophysiques. Paradoxalement, du point de vue de la post-croissance, il faut que la nature « travaille » plus pour nous en tant qu’espèce vivante, mais que ce travail renforce la résilience des écosystèmes et la biodiversité. Les relations écologiques des sociétés humaines doivent en quelque sorte se normaliser.
TIESS : Votre quatrième principe ?
ÉP : Le quatrième principe qui doit nous guider, c’est celui d’une justice écologique élargie. La transition doit être juste, bien sûr, mais selon quel critère de justice ? Une définition étroite de la « transition juste » véhiculée par certains acteurs et organisations du monde du travail réduit la justice à une diminution des inégalités de revenus, voire au maintien de l’emploi et des revenus du travail. Le problème de cette conception étroite est qu’elle reproduit les inégalités entre les peuples, entre les genres et entre les différentes parties du globe.
À cela s’ajoute le critère d’une justice écologique élargie, qui embrasse l’humanité entière et qui, pour nous, implique en particulier une solidarité envers les pays du Sud et les Premières nations. Ce critère est important pour freiner l’externalisation des coûts environnementaux de la croissance vers ces communautés et leurs territoires. Il faut toutefois aller plus loin, il faut envisager cette justice non seulement de manière préventive mais également réparatrice. Cela implique de penser la transition comme une transformation métabolique de « contraction » et de « convergence » : contraction de l’intensité matérielle et biophysique dans les pays du Nord, dans une optique de convergence vers une échelle moyenne optimale. Finalement, il va sans dire que ce critère de justice doit être intergénérationnel.
TIESS : De façon peut-être plus concrète, quel doit être le processus de transition ?
ÉP : C’est mon cinquième principe. La mise en œuvre de la transition doit être démocratique et émancipatrice. Nous devons renforcer l’autonomie des collectivités en créant des institutions politiques de planification économique à l’échelle locale et régionale, un peu à l’image des institutions de développement économique locales et régionales dont le Québec s’était doté dans les années 1980 et 1990. Ces institutions doivent être très démocratiques et, pour ce faire, nous devons instituer des mécanismes afin d’encadrer le changement par des processus délibératifs et amorcer la transition du bas vers le haut. Un bon exemple actuel est la feuille de route de Québec ZéN sur laquelle travaillent de nombreuses personnes et organisations. Déclinée en 14 chantiers, et autant de groupes qui proposent, débattent et reformulent des propositions, cette feuille de route vise à nous guider vers un Québec carboneutre.
Il faut également que la transition soit un mouvement qui renforce la capacité d’agir autonome des individus dans les sphères politique, économique et locale. Ce qui implique en particulier d’être attentif aux rapports de pouvoir illégitimes qui privent certaines personnes de leurs capacités d’agir et de s’exprimer. La transition ne peut pas émanciper l’humanité des contraintes biophysiques qui pèsent sur tout être vivant, elle n’est pas une émancipation « matérielle » de l’obligation de produire pour exister, mais elle peut être un vecteur d’émancipation sociale et politique. Il faut en ce sens penser des modes d’intégration économique des individus qui reconnaissent, valorisent et soutiennent autant leurs contributions à la sphère dite productive et formelle qu’à la sphère reproductive et informelle. Il faut peut-être revoir le lien entre le travail et le droit monétaire sur la richesse sociale, en proposant des formes de revenus de base garanti pour tous. Nous expérimentons déjà cela dans le cadre des mesures d’urgence prises par plusieurs gouvernements pour répondre à l’effondrement de l’économie formelle dans la crise actuelle.
__________________________
* Ces moteurs ont été notamment identifiés dans le second billet, accessible ici. Vous pouvez également lire le premier billet, « La croissance économique comme réalité sociale et biophysique », ici.