Billet de blogue
30 mars 2020

Le rôle de l’économie sociale dans la transition vers l’après-croissance

Pendant tout le 20e siècle, la stabilité de l’ordre social a reposé sur un impératif : la croissance. L’État y trouvait une source de revenus pour financer ses interventions, le mouvement syndical, un moyen d’atteindre le plein emploi et les grandes entreprises y voyaient un espace d’expansion de leurs activités. Aujourd’hui, la croissance est de plus en plus pointée du doigt comme la source principale des dérèglements écologiques. Les différentes propositions pour concilier croissance économique et lutte contre les changements climatiques sont reçues avec une saine dose de scepticisme, à la fois par les mouvements environnementalistes et par le grand public.

Mais alors, quelle est la meilleure manière de sortir de ce modèle ? Quelles sont les institutions économiques compatibles (voire porteuses) d’une société d’après-croissance ?

Nous en avons discuté avec Éric Pineault, professeur au Département de sociologie de l’UQAM, membre de la Chaire de recherche UQAM sur la transition écologique, de l’Institut des sciences de l’environnement et chercheur associé à l’IRIS. En résulte une série de 3 billets de blogue* qui commencent par poser des constats avant de proposer des chantiers majeurs auxquels l’économie sociale et solidaire peut activement prendre part.

Partie 1 – La croissance économique comme réalité sociale et biophysique

TIESS : Pourquoi nos sociétés ont-elles tant besoin de la croissance ?

Éric Pineault : La croissance, c’est l’état normal et souhaitable de notre économie. Quand celle-ci croît, elle produit plus de biens et de services et cela se traduit par plus de richesse matérielle mise à la disposition des individus. En ce sens, la croissance est progressiste, c’est-à-dire qu’elle a mené nos sociétés d’un état de survivance à celui de l’abondance actuelle. Cependant, pour comprendre la place qu’elle occupe dans notre société, il faut comprendre qu’elle est à la fois une idée, une réalité sociale et une réalité biophysique, trois dimensions qui sont intimement liées et que nous allons décortiquer de manière critique.

Commençons par la croissance économique telle qu’on en parle au téléjournal ou dans le discours du budget, c’est-à-dire comme « réalité sociale ». On la mesure par un taux, le produit intérieur brut (PIB). La progression du PIB mesure l’accroissement de la valeur de la production « formelle » de biens et de services qui seront consommés, à titre individuel (à travers la consommation privée) ou à titre collectif (à travers le secteur public ou encore via l’économie sociale, dans la mesure où il y a dépense monétaire). Cette valeur se matérialise par les flux monétaires qui valident l’activité productive. Ceux qui travaillent obtiennent, sous forme de revenu, un droit sur la richesse sociale produite dans cette économie formelle et monétaire. La croissance, c’est à la fois plus de biens et de services monnayables produits, plus de capacités productives de ce type de biens, plus de revenus, plus de travail formel, et donc plus d’emplois. Toutefois, c’est également une rémunération du capital sous la forme de profits, d’intérêts et de rendements financiers qui sont réintégrés dans l’économie sous la forme d’investissements. Le PIB tient également compte de l’accroissement de la capacité productive à travers l’investissement, donc la promesse de plus de croissance dans le futur.

L’ensemble des pratiques productives, des échanges et des activités de soin (« care ») sont exclus du calcul du PIB parce qu’ils n’impliquent pas de transaction monétaire et ne dépendent pas du travail « formel », donc rémunéré. Du point de vue de « l’économie qui croît », celle que mesure et capture le PIB, cette immense richesse est « sans valeur ». Quand certaines de ces activités de care sont transférées vers l’économie formelle et monétaire, comme avec le développement d’un réseau de services de garde, cela entre dans le calcul du PIB. Cela peut représenter un progrès réel, en particulier dans la vie de gens vulnérables qui accèdent à des services de soins ou d’accompagnement et qui se voient libérés – surtout des femmes – de l’obligation de care dans la sphère informelle. Cependant, ces avancées sociales sont noyées par le tsunami capitaliste qui colonise de plus en plus notre quotidien avec ses relations marchandes et ses objets manufacturés que l’on achète, use et jette à un rythme effréné.

Cette croissance de la consommation de masse est de loin la logique qui prédomine dans notre société. C’est elle que nous avons toutes et tous en tête quand nous pensons aux causes de la crise environnementale. Bien sûr, notre demande collective pour de meilleurs services et infrastructures publics est elle aussi source de croissance, et elle peut être tout aussi nocive que la consommation individuelle sur le plan environnemental, à deux différences près. 1) Notre relation aux infrastructures et aux services sociaux et publics est une relation « d’usage en commun » qui n’a rien à voir avec la consommation de masse individuelle dans la sphère marchande basée sur le principe achète, utilise, jette, répète. 2) L’expansion des activités « d’usage en commun » répond à des besoins sociaux qui, idéalement, sont exprimés, analysés, hiérarchisés et identifiés de manière démocratique et publique. La logique expansive de la consommation de masse, elle, répond d’un tout autre principe : celui du profit et de l’accumulation capitaliste (sur lequel nous allons revenir dans le 2e billet).

TIESS : Vous disiez que la croissance économique était aussi une réalité biophysique. De quoi parle-t-on dans ces cas-là ?

ÉP : L’économie ne se résume pas aux flux monétaires et à la circulation de la valeur, elle a une matérialité qui nous est aussi invisible que l’eau pour un poisson. Nous en faisons pourtant l’expérience quotidiennement, quand nous remarquons le poids des achats que nous devons transporter, l’encombrement des déchets à gérer, le bruit subtil du calorifère qui chauffe, le ronronnement des autos et l’odeur des gaz d’échappement. La croissance se révèle aussi à nous quand ce champ ou ce boisé que nous avons connu dans notre enfance est rasé pour faire place à un centre d’achat et à sa forêt de condominiums. Elle se traduit par l’immensité des structures de béton dans lesquelles nous passons nos journées, par les files interminables de véhicules qui encombrent l’autoroute, par l’apparition de nouvelles routes, de nouveaux modèles de véhicules, de nouveaux objets électroniques qui animent notre quotidien et de plateformes qui prennent en charge nos loisirs et nos temps libres.

Cette matérialité de notre économie prend la forme très concrète de flux de matières et d’énergie, que l’écologie sociale nomme son « métabolisme ». Dans sa reproduction, une société doit constamment extraire, transformer et rejeter de la matière et de l’énergie ; elle doit occuper, modifier et aménager l’espace. Son métabolisme s’arrime au fonctionnement des écosystèmes, sollicite les cycles biogéochimiques de la planète comme source de matière, d’énergie ou comme puits pour ses déchets et émissions. Plus le flux métabolique des sociétés s’accélère, plus il croît, plus ces écosystèmes sont poussés hors équilibre et approchent des points de bascule irréversibles. Et ce phénomène se fait sentir à l’échelle mondiale.

On observe depuis plusieurs décennies une reconfiguration spatiale et territoriale de la production et de la consommation. Ce que l’on nomme la « mondialisation » est en fait un allongement des circuits économiques entre les phases d’extraction, de production, de consommation et de gestion des déchets et des émissions qui résultent de la consommation de masse.

Sur le plan environnemental, l’impact de cette croissance résulte de deux activités : 1) le transport de masse par voies terrestres, maritimes et aériennes qui accroît les pressions sur l’environnement ; 2) la circulation d’informations numériques qui s’est accélérée et qui contribue, aujourd’hui de manière significative, aux émissions de gaz à effet de serre (GES) en raison de l’énergie requise par les serveurs qui stockent des contenus et gèrent des algorithmes.

Cet allongement des circuits favorise en outre l’externalisation des coûts sociaux et écologiques à travers le déplacement des activités polluantes, dangereuses ou à faible rendement (donc dépendantes de bas salaires) vers les pays du Sud.

L’expansion du PIB et la croissance comme réalité sociale sont intimement liées à la croissance comme matérialité et phénomène biophysique : l’une se traduit par l’autre, directement ou indirectement, car les impacts biophysiques de la croissance sont externalisés ailleurs sur le globe. Par contre, les cycles biogéochimiques que nous perturbons ne connaissent pas de frontière et c’est la planète dans son intégralité qui est menacée. Et, parce que la croissance économique est parfois synonyme de marchandisation et de dévalorisation des activités de care et des biens et services informels, elle n’est pas nécessairement un vecteur de progrès social.

Mais pourquoi croître ? Quels sont les impératifs qui imposent cette logique expansive dans nos économies et sociétés ? Ce sera l’objet du prochain billet, à paraître dans deux jours.

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* Le second billet, mis en ligne le 1er avril 2020, étudie comment les relations capitalistes propulsent la croissance et en font un impératif. Le troisième billet, mis en ligne le 3 avril 2020, examine les institutions d’une société et d’une économie post-croissance ; il propose l’économie sociale et solidaire comme vecteur de transition.

Photo : Michal Parzuchowski, photographe