*Cette section est un résumé du document de travail suivant : Julie Rijpens, Marie J. Bouchard, Émilien Gruet, Gabriel Salathé-Beaulieu. 2020. Social Impact Bonds: promises against the reality. What does the recent scientific literature tell us? Article soumis au Groupe de travail sur la mesure d’impact du CIRIEC International.
Les contrats à impact social (CIS), de l’anglais social impact bonds (SIB), parfois également traduit par obligation à impact social (OIS), et les autres systèmes comparables de financement basés sur la rémunération au rendement suscitent actuellement beaucoup d’intérêt chez les décideurs politiques au Canada, en particulier au niveau fédéral (voir Impact Canada : à venir et Article du journal Les Affaires). Ces initiatives sont généralement issues de bonnes intentions : le désir de tester des solutions innovantes pour faire face à ce qui est décrit dans le domaine des politiques publiques comme des problèmes particulièrement compliqués (wicked problems). Pourtant, l’examen de la littérature existante n’a pas encore permis de démontrer que ces mécanismes donnent de meilleurs résultats ou permettent une plus grande efficacité par rapport aux mécanismes de financement traditionnels. Ainsi, loin d’être le fruit d’une politique fondée sur les preuves, la popularité accrue de cette approche semble plutôt être le symptôme de préférences idéologiques. Cette section synthétise les faits disponibles dans la littérature et jette ainsi un nouvel éclairage sur la question.
Qu’est-ce qu’un CIS ?
Un contrat à impact social (CIS) est un outil financier qui permet de lever des fonds privés pour financer des services sociaux, comme l’illustre le schéma ci-bas.
Schématisation d’une CIS
Source : Le Pendeven et al. (2015)
Dans ce schéma, l’État – ou une autorité publique – désigne un intermédiaire pour lever des capitaux privés pour financer la prestation de services sociaux. L’intermédiaire mobilise des capitaux privés auprès d’investisseurs privés (banques, intermédiaires financiers, fondations philanthropiques, etc.) et utilise ces capitaux pour financer le ou les prestataires de services sociaux, à savoir une organisation à but non lucratif ou une entreprise sociale. Les programmes ainsi mis en place sont généralement des interventions dans divers domaines, allant de l’intégration socioprofessionnelle des chômeurs de longue durée sur le marché du travail, à la réduction de la récidive des prisonniers, aux services de santé pour les personnes vulnérables et à la prise en charge des sans-abri. L’opération est formalisée dans un contrat qui mentionne la période de référence, les résultats attendus au cours de la période ainsi que les indicateurs de performance. Les résultats sont évalués par une tierce partie – un évaluateur indépendant – et, s’ils sont effectivement atteints dans la période définie, l’État ou l’autorité publique rembourse le capital plus les intérêts à l’intermédiaire, qui remboursera ensuite le ou les investisseurs privés. En théorie, si les résultats ne sont pas atteints, l’État ou l’autorité publique n’a pas à rembourser et les investisseurs ne récupèrent pas leur investissement, ce qui transfère les risques financiers de non-obtention des résultats à l’investisseur ou aux investisseurs privés (Le Pendeven et al. 2015 ; Arena et al. 2016).
Les CIS fonctionnent-ils ?
À partir d’une revue de la littérature existante, l’article de Rijpens et al. (2020) dégage les observations suivantes.
La mesure de l’impact est cruciale pour le modèle, mais peut être difficile à mettre en œuvre
Pour des raisons qui ont déjà été abordées dans une section précédente (voir Prouver l’impact ? Causalité, attribution et contribution), la mesure rigoureuse de l’impact – où un lien de causalité est attribué à une intervention spécifique – nécessite la mise en place de mécanismes pour contrôler l’ensemble des facteurs contextuels et ainsi isoler les effets de l’intervention. Une telle tâche n’est pas nécessairement impossible, mais elle est difficile à mettre en œuvre et peut entraîner des coûts importants (voir Joyce et al. (2019) pour des conseils sur la manière de la réaliser). En outre, la conception d’un protocole de mesure d’impact peut avoir des conséquences imprévues qui pourraient être préjudiciables au projet (voir Les impacts négatifs potentiels de la mesure d’impact).
Quatre enjeux sont particulièrement difficiles à traiter lorsque l’on parle d’évaluation d’impact dans le contexte des CIS :
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Déterminer des résultats mesurables dans le temps (Albertson et al. 2018b; Fraser et al. 2018; Fox et Morris 2019) afin de vérifier si les objectifs initiaux ont été atteints ou non. Quels sont les résultats à prendre en compte ? Comment les mesurer ou les évaluer ? Quels sont les indicateurs à développer ? Comment pouvons-nous identifier avec précision la réalisation et la cause de résultats sociaux complexes au fil du temps ? (Edmiston et Nicholls 2018). La mesure des résultats sociaux reste un défi important, comme le souligne clairement l’étude de Fox et Morris (2019) sur les expériences des CIS.
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Comprendre et établir un lien de un lien de causalité entre les actions d’un programme et l’impact mesuré/observé (Arena et al. 2016; Sinclair et al. 2019). Comment pourrions-nous attribuer l’obtention de résultats aux apports politiques et/ou à la contribution d’une intervention ou d’un programme particulier (Roy et al. 2017)? Comment pouvons-nous isoler la contribution d’un programme spécifique des effets qui sont observés, par exemple, au niveau d’un territoire où d’autres acteurs mettent en œuvre différentes actions ?
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Assurer le maintien des effets dans le temps. La question de la temporalité apparaît ici importante. En effet, les CIS sont généralement échelonnés sur quelques années seulement, alors que les résultats et les effets du programme sont susceptibles d’être observés plusieurs années plus tard (Albertson et al. 2018a). Dans ces conditions, comment s’assurer que les effets se maintiendront dans le temps et/ou prendre en considération les effets à plus long terme ?
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Établir le processus de définition des indicateurs et d’évaluation de l’impact. Qui devrait être impliqué et comment organiser le processus d’évaluation d’impact ? Scognamiglio et al. (2019) soulignent l’importance de veiller à ce que toutes les parties prenantes potentielles acquièrent les compétences nécessaires pour comprendre les résultats financiers et sociaux et en rendre compte.
Ces enjeux mènent à plusieurs risques dont il faut tenir compte (dont certains sont couverts dans la section Les potentiels impacts négatifs de la mesure d’impact) :
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Faire preuve d’isomorphisme, c’est-à-dire une situation où tous les acteurs s’imitent en adoptant des comportements considérés comme les « meilleures pratiques », ayant pour effets pervers la standardisation de la prestation des services sociaux, la réduction de la diversité des logiques et des actions sur le terrain et, ultimement, de la capacité d’innovation.
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Dériver de la mission, c’est-à-dire changer ses actions pour produire l’impact attendu par d’autres ou privilégier les résultats qui peuvent être plus facilement mesurés au détriment de ceux qui sont plus importants (Roy et al. 2017), d’où une déviation par rapport aux objectifs initiaux. Cela compromet également la capacité d’innovation sociale, car les prestataires sociaux se concentrent sur l’obtention des résultats escomptés.
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Faire une mesure erronée (Sinclair et al. 2019) en utilisant des indicateurs ou des mesures de performance qui ne reflètent pas ou ne rendent pas de façon optimale les résultats. Selon Ronicle et al., « les investisseurs ont besoin de mesures qu’ils peuvent facilement mesurer et évaluer pour le risque de réalisation et les prestataires de services ont besoin de mesures qu’ils peuvent prouver » (Ronicle et al. 2016, p. v). En outre, l’identification des résultats (sociaux) et la mesure du succès sont « autant des processus politiques que techniques » (Sinclair et al. 2019, p. 11). En effet, une approche basée sur la réalisation de résultats cibles semble souvent « ne pas répondre aux demandes des utilisateurs de services et à l’évolution des circonstances », d’autant plus que « les utilisateurs sont rarement impliqués dans la question de la définition des besoins à traiter et de la manière d’y parvenir, car ils sont en fait exclus de la conception des CIS » (Roy et al. 2017, p. 9).
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Soutenir les projets qui ont déjà démontré leur utilité ou qui sont plus facilement évaluables, dont les résultats sont plus faciles à saisir ou dont l’impact est mesurable à court terme, au détriment des projets qui nécessiteraient des évaluations plus qualitatives ou qui ont un objectif plus transformateur (Fox et Albertson 2011; Arena et al. 2016).
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Faire de l’écrémage. Comme déjà souligné dans les premières expériences de CIS, « l’écrémage » vise à répondre aux besoins des utilisateurs les plus faciles à satisfaire et à obtenir ainsi de meilleurs résultats, en particulier si les résultats ou la population cible ne sont pas soigneusement spécifiés dans le CIS (Fraser et al. 2018). Albertson et al. (2018b) évoquent la possibilité de « jouer » le système (Lowe et Wilson, 2015), via ce qu’on appelle l’écrémage et une sélection biaisée des cas (cherry-picking) où les prestataires peuvent sélectionner les cas faciles à aider et ignorer les plus difficiles (Carter et Whitworth, 2015) (p. 24).
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Soutenir les organisations qui sont plus visibles et équipées pour démontrer leur impact au détriment de celles qui ont autant sinon plus de succès, mais qui n’ont pas les ressources nécessaires pour évaluer et communiquer systématiquement sur leurs résultats et leur impact (Arvidson et Lyon 2014 ; Arena et al. 2016).
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Exercer une pression financière et managériale accrue sur les prestataires de services sociaux. Cette pression est causée par l’accent mis sur les performances et la relation étroite entre l’évaluation des performances et le paiement, ce qui peut entraîner des litiges entre les différentes parties (Fraser et al. 2020). Cela peut également encourager les prestataires de services sociaux à détourner des ressources limitées de leur activité principale, à savoir la mise en œuvre de programmes sociaux, pour les consacrer à l’évaluation et à la communication de l’impact (Albertson et al. 2018b), ce qui implique une distorsion de la prestation de services (Albertson et al. 2018c).
Les CIS ne sont pas nécessairement plus efficaces que les cadres conventionnels
Il n’est pas possible, sur la base des preuves empiriques disponibles, de démontrer que les CIS tiennent leurs promesses (Carter et FitzGerald 2018 ; Tan et al. 2019). Williams (2018, p. 2) remarque même « des écarts entre les promesses et la réalité démontrés par les premiers projets ».
En particulier, il n’y a guère de preuves, jusqu’à présent, que les cadres des CIS sont plus innovants ou produisent de meilleurs résultats que les services financés de manière conventionnelle (Tan et al. 2015). En fait, il y a peu d’évaluations, et celles qui existent ne sont pas de haut niveau (Albertson et al. 2018b ; Fox et Morris 2019). Dans le cas d’outils de financement similaires, comme le paiement en fonction des résultats ou la rémunération au rendement, les chercheurs ont également trouvé peu de preuves empiriques que ces modèles donnent de meilleurs résultats que les modèles plus conventionnels lorsqu’ils sont appliqués aux services publics (Lagarde et al. 2013 ; Edmiston et Nicholls 2018; Tan et al. 2019). Pourtant, comme le mentionnent Fraser et al. (2018), la question a été explorée dans différents domaines, notamment dans celui de la santé (Campbell et al., 2007; Campbell et al., 2009; Kristensen et al. 2013, 2014) et en éducation (Podgursky et Springer 2007).
Les paramètres du CIS donnent des résultats mitigés et ne favorisent pas les effets à long terme
Comme l’ont indiqué plusieurs auteurs (National Audit Office 2015 ; Albertson et al. 2018b ; Edmiston et Nicholls 2018; Fox et Morris 2019), lorsque des preuves sont disponibles, les CIS ou les contrats liés aux performances affichent un succès mitigé ou ambivalent. Williams (2018) souligne même « un sentiment d’incertitude et même de scepticisme chez les praticiens eux-mêmes concernant les perspectives d’avenir [du marché des CIS] » (p. 10).
En particulier, lorsque des effets positifs sont démontrés à court terme, ces effets sont difficiles à maintenir une fois le contrat terminé. Même s’il pouvait être prouvé qu’un CIS contribuait directement à des économies futures, un tel effet dépendrait probablement du maintien d’au moins une partie des travaux qu’il finance et du fait qu’il ne les retire pas dès que les objectifs immédiats du contrat sont atteints (Edmiston et Nicholls 2018). Certaines preuves empiriques ont montré que les CIS ou des cadres similaires – ici, les cadres de rémunération à la performance – ont une faible capacité à maintenir les effets positifs sur le long terme après la fin du contrat.
Les CIS n’encouragent pas particulièrement la mise en place de programmes sociaux innovants ou expérimentaux
Malgré des discours qui soutiennent l’inverse, il ressort des analyses des CIS existants qu’ils financent et/ou encouragent rarement des interventions et des programmes très innovants et risqués : « Les expériences des CIS financent rarement un nouveau programme dont l’innovation consiste à créer une chaîne d’approvisionnement intégrée de fournisseurs de services ayant des compétences de base différentes ou à ouvrir des possibilités de collaboration entre professionnels publics et privés » (Arena et al. 2016, p. 934). Ils ont plutôt été utilisés jusqu’à présent « pour étendre les programmes existants ou financer ceux qui ont déjà fait leurs preuves » (Roy et al. 2017, p. 6).
Si les CIS sont théoriquement conçus pour soutenir des services et des projets flexibles, ces projets doivent déjà être fondés sur des preuves (Maier et al. 2018). En effet, comme l’indiquent Albertson et al. (2018b), la structure d’incitation des CIS est conçue pour rémunérer la réussite, ce qui rend difficile l’hypothèse d’un potentiel d’échec requis par l’innovation et donc l’expérimentation ; à tel point que « il est probable que l’innovation soit limitée aux interventions pour lesquelles il existe un moyen de mesure efficace et qui ont déjà fait leurs preuves » (p. 28). Les CIS encouragent et soutiennent donc des projets et des initiatives qui ont déjà démontré leur utilité et dont l’impact est avéré (Albertson et al. 2018b). Pour réduire l’incertitude et donc le risque pour les investisseurs, les concepteurs des CIS ont tendance à s’assurer que les résultats et l’impact sont déjà mesurables ou que le projet a déjà démontré son impact positif, ce qui laisse peu de place à l’innovation et à l’expérimentation (Albertson et al. 2018b). Les domaines d’application des CIS ont donc tendance à se concentrer sur « les problèmes sociaux pour lesquels il est relativement possible d’identifier les effets d’une intervention sur des individus ou sur un groupe clairement délimité » (Maier et Meyer 2017, p. 1). En outre, la gestion par objectifs et indicateurs, la présence d’investissements sociaux privés (Edmiston et Nicholls 2018), la difficulté de maintenir les CIS à la fois orientés vers les résultats et flexibles (Maier et al. 2018) sont d’autres éléments mis de l’avant pour expliquer le fait que les CIS contribuent essentiellement à réduire la flexibilité et la capacité d’innovation des prestataires de services sociaux. Apparemment, l’innovation réside davantage dans le cadre financier lui-même que dans les projets et les initiatives que ce cadre financier est disposé à soutenir (Tan et al. 2019).
Les CIS ne transfèrent pas nécessairement les risques et ne réduisent pas les coûts non plus
Les CIS et les autres dispositifs similaires ne tiennent pas nécessairement leur promesse de « transférer le risque d’innovation des programmes prometteurs ou le risque de mise en œuvre des programmes éprouvés aux investisseurs privés d’une manière qui soit rentable pour le trésor public » (Maier et al. 2018).
Dans leur étude, Arena et al. (2016) observent que seuls quelques CIS transfèrent la totalité du risque de l’intervention à des investisseurs privés. En effet, dans de nombreux cas, les fondations philanthropiques ou l’État fournissent une sorte de garantie pour soutenir le capital privé investi (Arena et al. 2016). Cet élément résulte du fait que, dans leur forme actuelle, les initiatives financées par les CIS ont peu de chances d’être attrayantes pour les investisseurs intéressés par un rendement financier (Maier et al. 2018), défiant ainsi « l’espoir d’engager les investisseurs traditionnels sur le marché des investissements à impact social » (Arena et al. 2016, p. 934). Albertson et al. (2018a) concluent que :
les faits au Royaume-Uni suggèrent que les prestataires du secteur privé sont réticents à prendre des risques financiers et de réputation dans le cadre de contrats où le paiement dépend du résultat. Lorsque le gouvernement est contraint d’offrir des incitations financières au secteur privé pour qu’il assume ce risque accru, les réductions de coûts publics et l’efficacité économique seront plus difficiles à réaliser. (p. 111)
Sinclair et al. (2019) reprennent les arguments d’autres auteurs pour souligner le fait que les CIS peuvent inclure des coûts accrus pour les gouvernements (Katz et al. 2018), notamment en raison des garanties. En effet, d’importantes subventions publiques et/ou philanthropiques ont été nécessaires pour garantir les CIS et convaincre les investisseurs privés qui peuvent être réticents à financer des interventions sociales innovantes et risquées (Pasi 2014, cité par Sinclair et al. 2019). Warner (2017, cité par Sinclair et al. 2019) mentionne même des cas où l’ampleur de la protection publique contre le risque était considérable, certains investisseurs recevant des garanties de rendement allant jusqu’à 50 % de leur investissement. Cette observation contredit l’affirmation selon laquelle les CIS « permettent aux gouvernements de ne payer que pour les résultats démontrés » (Tan et al. 2019, p. 5). Le coût de la « réduction des risques » n’est donc jamais mentionné (Maier et al. 2018, p. 1344) ; pourtant, on s’attend à ce que les investisseurs exigent une compensation pour avoir pris des risques.
Les paramètres des CIS ne correspondent pas nécessairement aux besoins des OBNL
Les CIS représentent, en théorie, une opportunité pour les prestataires de services sociaux à but non lucratif de recevoir un financement stable doublé d’une liberté d’innover et de personnaliser les services en fonction des besoins des clients (Fraser et al. 2018 ; Maier et al. 2018). Albertson et al. (2018c) observent effectivement qu’il existe des preuves que les CIS et le paiement au rendement peuvent améliorer la qualité des services. Pourtant, l’alignement de ces instruments avec les besoins des organisations à but non lucratif est remis en question dans de nombreux articles, certains auteurs soulevant « des préoccupations plus larges concernant la marchandisation et la financiarisation du “social” […], la perception que l’existence des CIS et le déséquilibre du marché de la finance et des services qui peut en découler pourraient avoir des conséquences négatives sur la structure, l’indépendance et le fonctionnement du secteur social. » (Clifford et Jung 2016 ,p. 165).
Comme le souligne Williams (2018), une tension apparaît entre les besoins et les attentes des investisseurs privés et les réalités des organismes publics et des prestataires de services sociaux :
Ultimement, les CIS sont le produit d’une élite financière urbaine qui est très éloignée, dans l’espace physique et social, des problèmes qu’elle tente de résoudre et qui utilise des outils, des logiques et des hypothèses basées sur le risque, l’échelle et la standardisation qui ne sont pas facilement transposables dans les espaces et les contextes locaux des problèmes sociaux urbains. (Williams 2018, p. 11)
Cet élément contribue à expliquer le décalage des besoins de chacun.
Certains auteurs émettent également des doutes quant à l’appétit réel pour des CIS parmi les organisations du tiers secteur en raison des compétences (notamment financières) et des systèmes de gestion qu’ils requièrent (Sinclair et al. 2019) ainsi que les coûts associés à la mise en place et à la gestion de ces systèmes, notamment pour collecter les preuves solides nécessaires à l’évaluation d’impact (Roy et al. 2017). Edmiston et al. (2018) notent aussi que :
Dans certains contextes, [les CIS créent] une charge administrative supplémentaire considérable pour les prestataires de services. En conséquence, certaines parties prenantes du tiers secteur ont estimé que le degré de microgestion intégré dans le CIS réduisait en fait leur capacité de poursuivre de manière autonome leur mission sociale. Certains ont estimé que les ressources et le temps consacrés à ces formes supplémentaires de gestion et de mesure des performances pourraient être mieux utilisés pour les services de première ligne. (Edmiston et Nicholls 2018, p. 65)
Rien ne permet donc de penser que les CIS facilitent le contrôle des performances et réduisent les exigences en matière de rapports, bien au contraire (Roy et al. 2017).
En conséquence, et en se référant à la situation actuelle, Edmiston et Nicholls (2018, p. 73) observent que les CIS ont été principalement attribués à de grandes organisations du tiers secteur considérées comme prêtes pour l’investissement (investment ready). Cet élément contribue à accroître le biais de sélection entre les petits et les grands prestataires de services à but non lucratif, car les plus grands sont certainement mieux équipés (au chapitre du temps, des infrastructures et des ressources humaines) pour entrer dans ce type de cadre et y consacrer les ressources nécessaires, en particulier dans les premières étapes de la conception. Cela contribue également à accroître la concurrence entre les prestataires de services à but non lucratif, y compris entre leurs projets, ainsi qu’entre les acteurs publics qui pourraient participer à ce type de cadre.
Enfin, un risque souvent mentionné est la possibilité que les CIS contribuent à déplacer les dépenses et les interventions existantes des mécanismes « traditionnels » (c’est-à-dire les subventions non remboursables) vers ces nouveaux types de cadres. En effet, les bailleurs de fonds philanthropiques peuvent passer de subventions non remboursables à des CIS ou à des cadres similaires, incitant ainsi les bailleurs de fonds ou les fournisseurs existants à utiliser ces nouveaux cadres financiers. Dans ce contexte, les CIS ne seraient pas une source de financement supplémentaire pour les organisations à but non lucratif.
Les CIS et autres cadres similaires impliquent des coûts de transaction élevés et posent des problèmes de gouvernance
Dans diverses publications sur les CIS et sur les mécanismes de financement similaires, on relève certaines questions pratiques à propos de la conception et de la mise en œuvre de ce type de mécanisme, notamment sur le plan des coûts de transaction et de la gouvernance.
Les CIS sont, au plan technique, difficiles à établir et à mettre en service, ils nécessitent des relations contractuelles complexes entre les différents acteurs et ils impliquent des coûts de transaction considérables (Albertson et al. 2018c ; Fraser et al. 2018 ; Neyland 2018 ; Tan et al. 2019). Comme les CIS impliquent une diversité de parties prenantes et des contrats multipartites, ils nécessitent des garanties contractuelles, ce qui entraîne des coûts de transaction supplémentaires (Pandey et al. 2018).
Les CIS impliquent une gouvernance multipartite et l’organisation d’interactions entre plusieurs contreparties, entre autres les intermédiaires financiers, les prestataires de services sociaux, les investisseurs et les autorités publiques. Même s’il convient de souligner la pertinence de travailler à l’alignement des intérêts, des objectifs et des attentes de ces parties prenantes (Scognamiglio et al. 2019), leur collaboration soulève des questions relatives à la difficulté d’aligner ces différents intérêts (Sinclair et al. 2019) et implique une plus grande complexité qu’un modèle d’intervention plus traditionnel étant donné les relations contractuelles implicites et explicites (Pandey et al. 2018). Maier et Meyer (2017, p. 7) appuient cette observation en faisant valoir que « les promoteurs devraient éviter l’illusion que tous ces intérêts peuvent être facilement alignés sans en bousculer ou en négliger certains ». Ils affirment que les organismes publics et les prestataires de services sociaux à but non lucratif risquent de s’écarter de leurs propres objectifs ou des attentes/besoins de leurs membres et bénéficiaires (dérive de mission) lorsqu’ils s’efforcent d’aligner les intérêts des différentes parties prenantes (Maier et Meyer 2017).
Le cadre des CIS et les outils financiers similaires ne favorisent pas la cohérence des politiques publiques
De nombreux auteurs affirment que le cadre des CIS rend difficile la mise en place de politiques publiques cohérentes et stables par les décideurs politiques pour deux raisons principales.
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La conception de ces cadres implique une phase de négociation avec les parties concernées qui pourrait conduire à un changement des objectifs initiaux, de l’orientation ou de la méthodologie de la vision des décideurs politiques.
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Ces cadres ont tendance à soutenir des projets ou des initiatives isolés, qui ne contribuent pas à la cohérence et à la stabilité des politiques publiques.
Maier et al. (2018, p. 1335) concluent que les CIS ont « des effets politiquement contestés sur les systèmes de protection sociale. » Ils ont également observé que d’autres chercheurs ont également présenté les CIS comme des instruments non neutres en raison de l’influence possible exercée par les investisseurs privés et les intermédiaires financiers sur les opérations de service concernant la maximisation de l’efficacité, de l’efficience et de l’équité (Maier et al. 2018). Cela dit, les motivations et les caractéristiques de ces acteurs, et donc leur influence, sont variables (Edmiston et Nicholls 2018). Roy et al. (2017) et Sinclair et al. (2019), par exemple, examinent les implications politiques de tels mécanismes en mettant à l’avant-plan le changement qui modifie fondamentalement le régime de fourniture de l’aide sociale en réorganisant les responsabilités et les récompenses entre les gouvernements, les investisseurs privés et les fournisseurs de services sociaux (Maier et Meyer 2017 ; Edmiston et Nicholls 2018).
Alors pourquoi quiconque soutiendrait-il les CIS ?
Cette section, qui se concentre sur les faiblesses ou le manque de preuves liées aux CIS, brosse un portrait peu attrayant de ce type de mécanisme de financement. À la lumière de la littérature disponible, il semble donc prudent d’appliquer un principe de précaution et de rester particulièrement prudent avec cet outil. Cela ne signifie pas pour autant que tout ce qui concerne ce type de mécanisme doit être écarté.
Comme l’ont mentionné Maier et al. (2018) ainsi que d’autres chercheurs (Clifford et Jung 2016 ; Albertson et al. 2018a ; Fraser et al. 2020), certains des éléments de l’approche des CIS pourraient être utiles pour améliorer la manière dont les services sociaux sont dispensés et pourraient donc être intégrés dans des dispositifs institutionnels plus simples. Par exemple, les prestataires de services pourraient bénéficier d’une plus grande flexibilité et d’une plus grande discrétion professionnelle ; l’idée d’une politique fondée sur des données probantes est attrayante et peut contribuer à améliorer la qualité de la prestation de services sociaux ; et la collaboration multipartite qu’impliquent les CIS permettrait potentiellement l’amélioration des politiques sociales en augmentant les flux de connaissances sur les innovations sociales, tant prometteuses que confirmées (Maier et al. 2018). Clifford et Jung (2016) ajoutent également que :
En réunissant une variété d’acteurs non gouvernementaux et de formes alternatives de ressources, les CIS permettent de développer des interventions sociales dans des domaines où une agence gouvernementale ne dispose pas des fonds nécessaires ou n’est pas prête à prendre le risque de le faire. (p. 173)
Ces avantages ou opportunités justifient une exploration plus approfondie des différentes voies qui permettraient d’améliorer ce type de mécanisme de financement et de s’assurer qu’il produit les effets positifs escomptés. Parmi les domaines à améliorer, nous mentionnons :
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l’inclusion des bénéficiaires dans la conception des cadres des CIS ; la réflexion sur la manière de pérenniser les effets sur le long terme (par d’autres types d’incitations par exemple) ;
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l’inclusion de mécanismes d’évaluation qui prendraient en compte la dimension processuelle (et pas seulement les indicateurs de résultats) ;
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documenter les scénarios des CIS dans des contextes spécifiques et variés.
Toutefois, tant que ces améliorations ne seront pas apportées, il semble plus sûr de limiter l’utilisation des CIS au Canada et au Québec à des projets pilotes, voire de ne pas s’y engager du tout. L’expérience du TIESS en matière de mesure de l’impact social ainsi que les données tirées de la littérature nous apprennent que les allégations de performances supérieures des CIS ont été largement exagérées, alors que les risques qu’ils posent au chapitre de la financiarisation du secteur à but non lucratif semblent être sous-estimés. Cette position ne doit pas être comprise comme une résistance aveugle au changement ou une préférence pour les bureaucraties, mais plutôt comme une invitation à développer des modèles d’intervention dans le secteur social qui tiennent compte de concepts tels que la confiance, la proximité, la subsidiarité, la démocratie et qui remettent en question le statu quo en s’attaquant aux inégalités croissantes et à la concentration des richesses pour redonner le pouvoir aux communautés.
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