La notion de mesure d’impact social, même si elle semble davantage attirer l’attention au Québec depuis quelques années, a une histoire relativement longue et complexe. Les termes employés pour la décrire et ce qu’ils signifient varient beaucoup en fonction des « cultures » qui y ont recours. « Cultures » au sens de pays ou de nations (France, États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Québec), mais aussi, et surtout, « cultures » au sens de secteur d’activité ou de discipline académique qui mobilise la notion en question : évaluation, philanthropie, action communautaire, finance solidaire, investissement d’impact, mouvement coopératif, développement durable, etc. Ces croisements et confrontations font en sorte que les acteurs utilisent parfois les mêmes mots pour décrire des choses différentes ou, inversement, ont l’impression de ne pas se comprendre alors qu’ils parlent de la même chose.
Ainsi, il n’est pas rare d’entendre certains citer en exemple la certification B Corp comme un modèle de mesure d’impact alors qu’il s’agit essentiellement d’une méthode comparable à ce qui se fait depuis 30 ans dans le domaine du développement durable et de la responsabilité sociale (voir, par exemple, les normes GRI). Dans les deux cas, l’exercice consiste à compiler certains indicateurs qui portent sur les processus de l’entreprise en matière de respect de l’environnement, des salariés et des bons principes de gouvernance, pour n’en nommer que quelques-uns. Certains promoteurs de « l’économie d’impact » sont donc beaucoup plus proches qu’ils ne le pensent des acteurs de l’investissement responsable, même s’ils utilisent des mots différents. À l’inverse, ils sont potentiellement très éloignés de tout un pan de la recherche en évaluation qui voit dans l’essai randomisé contrôlé le summum de la rigueur scientifique évaluative. Même si les deux font l’éloge de l’impact, ils ont une compréhension très différente de ce qu’il implique, notamment en ce qui concerne sa mesure.
Repères historiques
Pour Reisman et al. (2015) [1], l’évaluation et la mesure d’impact social sont deux courants qui ont évolué en parallèle pendant des décennies et qui sont maintenant appelés à nouer un dialogue afin de s’enrichir mutuellement. Ces auteurs mettent effectivement le doigt sur deux courants dominants en Occident.
D’une part, l’essor de l’État-providence après la Seconde Guerre mondiale a stimulé une demande pour l’évaluation de programmes dans tous les pays occidentaux. L’objectif était de déterminer si une politique mise en place par une administration publique génère réellement les résultats escomptés. C’est ainsi que l’évaluation s’est constituée comme discipline académique. Encore aujourd’hui, c’est avec les notions développées par l’évaluation pour décrire une intervention gouvernementale (modèle logique, intrant, extrant, effet, indicateur, etc.) que nous pouvons étudier l’impact d’une entreprise d’économie sociale.
D’autre part, le monde financier et philanthropique anglo-saxon a grandement contribué à accroître l’intérêt pour la mesure d’impact social des projets à finalité sociale. Ces acteurs se sont toujours intéressés aux retombées générées par leurs dons et leurs investissements, mais à partir de la fin des années 1990, des organisations comme la Fondation Rockefeller ont proposé de mesurer plus systématiquement le rendement social de leurs investissements. Cette préoccupation ancienne pour le « qu’est-ce que ça donne ? », renouvelée à travers la lunette du monde financier, a donné naissance aux notions de retour social sur investissement (SROI) et d’indicateurs standardisés (voir, par exemple, les indicateurs IRIS), essentielles au développement d’un nouveau secteur : l’investissement d’impact. En effet, pour remplir sa promesse d’offrir un rendement à la fois financier et social, ce secteur doit être capable de calculer le rendement social des organisations financées, d’où l’intérêt croissant pour la mesure d’impact social.
Pour éviter les dédoublements, les acteurs traditionnels de l’évaluation et les acteurs de l’investissement d’impact seraient donc appelés à converger et à apprendre les uns des autres. Par ailleurs, si ces deux courants sont effectivement très importants, voire dominants dans les discours sur le sujet, il serait réducteur de se limiter à cette vision dualiste. La notion d’« acteurs traditionnels de l’évaluation » désigne en fait une grande diversité d’initiatives qui fait appel à des méthodes et à des expériences très différentes. En voici quelques exemples :
- Depuis les années 1970, les grands projets de développement économique cherchent à atténuer leurs impacts sociaux négatifs dans une perspective de développement durable. Les travaux de l’International Association for Impact Assessment (IAIA) illustrent bien cette volonté.
- L’analyse du cycle de vie (ACV) permet de documenter rigoureusement l’impact d’un produit ou d’un service du début à la fin. Ces analyses, traditionnellement orientées sur les aspects économiques et environnementaux, intègrent de plus en plus des aspects sociaux.
- Depuis des décennies, les acteurs du développement international cherchent à connaître l’impact de leurs interventions. Pour y parvenir, ce secteur propose une grande diversité d’approches allant des méthodes expérimentales (essais randomisés contrôlés) à la cartographie des incidences.
- Tout au long de la seconde moitié du 20e siècle, la comptabilité sociale et environnementale a cherché à aller au-delà des données financières. Le bilan sociétal en France et le Balanced Scorecard au Royaume-Uni sont des exemples de ces pratiques très variées.
Certaines initiatives sont directement issues du secteur de l’économie sociale et solidaire.
- Le courant de l’évaluation de l’utilité sociale, mieux connu en France, cherche depuis plusieurs décennies à repérer et valoriser la plus-value générée par les organisations de l’économie sociale et solidaire pour leur territoire.
- Le projet Demonstrating Value (DV), en Colombie-Britannique, est issu d’une démarche qui visait à mettre en place un cadre d’évaluation partagé pouvant être utilisé par les entreprises sociales et par les bailleurs de fonds afin de mesurer leur performance, leur impact et d’en rendre compte. La phase initiale du projet s’est échelonnée de 2007 à 2009.
- L’action communautaire au Québec a développé sa propre approche d’évaluation au cours des dernières décennies. Le Manuel d’évaluation participative et négociée de Gaudreau et Lacelle (1999) illustre bien cette pratique.
- La première décennie qui a suivi le Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996 a été une période de réflexion intense sur le thème de l’évaluation de l’économie sociale alors en plein essor au Québec. Les chercheurs impliqués au sein de l’Alliance de recherche universités-communautés (ARUC) en économie sociale et le CSMO-ESAC ont grandement contribué à cette réflexion.
Pour en apprendre davantage sur ces histoires multiples, le TIESS vient de publier une ligne du temps de la mesure d’impact social. Elle a pour objectif d’offrir un pas de recul aux lecteurs et ainsi de situer l’engouement pour la mesure d’impact dans un contexte historique beaucoup plus global. Sans être exhaustive ni définitive, cette ligne du temps permet tout de même de contribuer à répondre à quelques questions importantes : d’où vient cet intérêt pour la mesure d’impact social ? Comment s’est-il manifesté dans les pratiques à travers l’histoire ? Quels enjeux politiques et idéologiques sous-tendent ces pratiques ?
[1] Reisman, J., Orians, C., MacPherson, N., Olazabal, V., Picciotto, R., Jackson, E. et Harji, K. (2015). Streams of social impact work. Repéré à http://etjackson.com/wp-content/uploads/StreamsRev6pages.pdf