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Le développement territorial au Québec: une question d’expertise

Un travail d’exploration, de concertation et de coordination que réalisaient depuis presque 20 ans les agents de développement dans les structures régionales, aujourd’hui disparues. Un travail souvent invisible, méconnu et dont les résultats, bien que réels, sont difficiles à chiffrer.

Abolition des CLD et des CRÉ, fin des CDEC, retrait des mandats et du financement à Solidarité rurale du Québec, restructuration majeure des CDR[1] : au-delà de la soupe à l’alphabet, c’est un coup dur pour le développement territorial au Québec. En effet, depuis des années, au sein de ces structures, s’étaient développés un savoir-faire, une expertise dans le soutien et l’accompagnement au développement des territoires. Car développer un quartier, un village, une région n’a rien de naturel ou de spontané : c’est une affaire humaine qui demande l’orchestration de plusieurs éléments. Il faut connaître le territoire et ses priorités de développement, cerner ses besoins, dégager les opportunités, faire travailler ensemble les acteurs du milieu, faire émerger, accompagner les différents projets sociaux, économiques, et les soutenir financièrement. Un travail d’exploration, de concertation et de coordination que réalisaient depuis presque 20 ans les agents de développement dans ces structures, aujourd’hui disparues. Un travail souvent invisible, méconnu et dont les résultats, bien que réels, sont difficiles à chiffrer.

La restructuration des organismes de développement

Deux ans après ce qu’on a désigné comme la « restructuration des organismes de développement », le bilan peut paraître optimiste pour l’observateur peu avisé : pas de catastrophe majeure, pas de drame, tout semble se poursuivre dans la continuité. Les services qui étaient offerts par ces structures le sont toujours aujourd’hui, quoique par divers acteurs : services municipaux, anciens ou nouveaux organismes de développement, chambres de commerce, consultants privés. Après une période d’incertitude, les agents ont trouvé de nouveaux postes, dont plusieurs dans ces organisations. Les quartiers, les villes, les villages sont encore debout et on continue d’y faire du développement.

La temporalité

Mais il faut se méfier de l’eau qui dort. Une des caractéristiques fondamentales du développement territorial, c’est sa temporalité. Pour que les efforts de développement donnent des effets positifs, durables et équitables envers l’ensemble des acteurs du territoire, il faut du temps. Du temps pour préparer, faire advenir, soutenir et du temps pour récolter les fruits de ce travail, les bénéfices de ce qui est mis en place, développé. Il n’est donc pas étonnant que l’impact de la « restructuration » ne soit pas encore très visible. Incertitude et confusion pour les porteurs de projet, réduction du nombre et des types de projets initiés et soutenus, affaiblissement de la capacité d’action et accroissement des inégalités entre territoires sont possiblement au menu si on laisse l’eau dormir.

Depuis 2015, ce sont les porteurs de projets de développement — les promoteurs — qui témoignent d’effets fâcheux. Ceux qui avaient des projets en cours et se faisaient accompagner par les agents se sont soudainement retrouvés dans un « no-man’s land » : les agents ne pouvant plus continuer le suivi sans pour autant qu’on sache qui allait prendre le relais. Une période de transition qui s’est avérée éprouvante pour plusieurs dont le projet était en démarrage. Encore aujourd’hui, dans certains territoires, il peut être difficile pour les promoteurs de savoir à qui s’adresser pour obtenir des services d’accompagnement, de l’aide technique ou du financement.

Par contre, les projets issus de la communauté elle-même, les projets à caractère social ou environnemental ainsi que ceux de moins grande envergure, de même que les projets d’économie sociale, qui n’ont pas d’accès directs auprès de la gouvernance municipale et des financiers traditionnels, ressentiront davantage les conséquences de ces transformations.

L’économie sociale, un véhicule de développement

Plus spécifiquement, l’économie sociale, qui a connu un développement remarquable depuis la fin des années 1990 grâce, entre autres, aux CLD, est aujourd’hui un important acteur du développement territorial partout au Québec. Sa force vient précisément de sa présence et de sa densité sur tout le territoire. Comme véhicule de développement, l’économie sociale s’est montrée capable de relever avec succès le défi de conjuguer développement économique et social. Mais, dans le nouveau contexte, son élan risque de se voir ralenti, sa présence diminuée et sa densité affaiblie pour laisser place à un développement plus économique et porté par des acteurs qui ne sont pas ancrés fortement dans le territoire.

Cette tendance pourrait également être renforcée par les changements dans la nature et le type des services offerts dorénavant. Si, en apparence, les services sont maintenus puisqu’il existe encore des organisations responsables de recevoir les promoteurs, leur nature n’est plus la même. Ainsi, le travail moins visible d’animation du territoire est aujourd’hui largement délaissé pour ne pas dire disparu. Or, c’est en s’impliquant activement dans leur milieu par la participation à des concertations, par la présence dans les réseaux, par l’organisation d’initiatives locales ponctuelles que les agents, les conseillers développent une connaissance fine de leur territoire et de ses besoins. Ce qui leur permet ensuite d’amorcer des concertations, des collaborations porteuses de développement, de faire émerger des projets réellement enracinés et répondants aux besoins de la collectivité. Ainsi, outre la perte d’une expertise et d’un savoir-faire — partis avec le départ des individus — il faut également compter la perte d’une capacité d’action, capacité rendue possible par une connaissance endogène, incarnée du territoire, traduite dans un accompagnement en continu et intégré.

Les inégalités entre les territoires

Enfin, ce qui apparaît aussi déjà, et qui risque malheureusement de s’aggraver, ce sont les inégalités entre les territoires. Déjà, les territoires qui en avaient les moyens et les capacités ont pu préserver certains de leur organisme de développement local (il reste ainsi des CLD et quelques CDEC) ou leur expertise au sein d’un nouvel organisme de développement, alors que d’autres n’ont pu conserver ces acquis. Les régions les mieux « équipées » ont donc aujourd’hui les moyens de rester outillées alors que les territoires qui n’ont pas pu maintenir l’expertise sont condamnés à se débrouiller avec peu de moyens, ce qui risque de les priver encore plus d’occasions de développement dont ils ont besoin.

Deux ans plus tard, il ne sert pas à grand-chose de s’épancher avec nostalgie sur ce qui était « avant ». D’autant qu’il ne faudrait pas verser dans l’autre extrême et idéaliser les structures et les organismes disparus. S’il faut dégager avec réalisme ce qui a été perdu et ce qui risque de l’être, il faut également reconnaître l’ouverture d’un espace de possibles où déjà émergent de nouvelles initiatives, de nouvelles pratiques et, qui sait, de nouveaux réseaux. De plus, il faut se saisir d’un horizon nouveau alors que les municipalités sont appelées à jouer un rôle d’avant-plan dans la conduite de leur développement. N’est-ce pas là une invitation à les accompagner dans leur apprentissage de ce nouveau rôle ?

Lectures suggérées

Cahier spécial Société — innovation sociale repéré à : http://www.ledevoir.com/documents/cahier_special/pdf/c77ec9e30d1f3db9643ff42cbcd8e5f87f9adbad.pdf

La Fiducie, secouée par la restructuration gouvernementale repéré à :
http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/434779/la-fiducie-secouee-par-la-restructuration-gouvernementale

Six exemples de restructuration de la gouvernance régionale du développement social et territorial au Québec repéré à : http://w4.uqo.ca/crcoc/Fichiers/cahiers/1704_Six_exemples_de_retructuration.pdf

[1] CLD : Centre local de développement, CRÉ : Conférence régionale des élus, CDEC : Corporation de développement économique communautaire, CDR : Coopérative de développement régional

Définition