Lumière d’or, vert intense : le bus avance depuis quelques heures dans la forêt mexicaine. Dans le calme de ce mouvement, porté par les couleurs, je ferme les yeux et parcours les âges sombres devant nous.
J’écris « âges sombres » sans tristesse ni crainte. J’écris « âges sombres » simplement parce que notre système économique ne se réformera pas de lui-même avec la radicalité nécessaire pour que la crise écologique ne se transforme en violences sociales.
Je pense à mes parents. Je pense à leurs amis de luttes. À leurs 40 années d’engagement pour défendre, entre le marché et l’État, une certaine vision la justice sociale. Je pense à ma propre route ; à celle de ma compagne ; à celle de mes amies et amis d’engagement. À ce que, depuis 20 ans, nous avons contesté. À ce en quoi nous avons cru.
Je me repasse notre film commun : la structuration des premières forces écologiques ; la lutte contre les formes archaïques de dégradation de notre féminité ; l’engagement international en soutien aux peuples brutalisés par des régimes autoritaires ; les batailles autour de l’emploi et du chômage ; la promotion d’une économie sociale et solidaire ; la proposition d’une taxe sur les transactions financières internationales ; l’ébauche d’une démocratie plus participative ; la construction de mouvements alternatifs internationaux ; la promotion des territoires comme lieux essentiels des politiques publiques ; la construction d’un internet libéré des grands monopoles ; les logiciels libres et, plus largement, les biens communs numériques ; les luttes autour du logement ; le partage de notre mobilité et les formes écologiques de celle-ci ; la contestation de la fermeture de nos frontières. Etc.
Tant d’énergies. Tant d’engagements. Tant d’amour pour le monde.
Pourtant, malgré nos engagements, le capitalisme s’est renforcé dans ses structures et sa charge létale. Et la vie s’est effondrée de façon considérable — 70 % des vertébrés sauvages ont disparu, pour ne prendre qu’un chiffre. 30 % des oiseaux en France. Or il n’y a pas « eux » d’un côté — le règne animal — et « nous » de l’autre. Si les animaux meurent de la dégradation écologique du monde opérée par nos économies, c’est que nous sommes en train de mourir, nous aussi.
Nos actions ont permis des avancées et il faut regarder avec fierté la partie pleine du verre. Mais la catastrophe écologique rend ces avancées secondaires. Malgré nos batailles, malgré notre amour du monde, la vie disparaît à une vitesse dramatique. Nous ne pouvons plus mener nos luttes politiques comme avant. Nous ne pouvons pas faire comme si nous ignorions les limites de la portée écologique de nos 40 années d’engagement politique et social.
Et cela soulève beaucoup de questions.
D’abord, des questions difficiles sur les formes nouvelles à donner à notre engagement politique. Nous sommes des démocrates. Nous sommes des défenseurs de l’État de droit. À partir de quand devons-nous estimer que les réponses institutionnelles, insuffisantes face à la destruction écologique, mettent en cause ce qui fait notre humanité ? Comment résister tout en continuant notre action démocratique, qui est cruciale, mais exige une visibilité publique ? Quelles seront les formes nouvelles de la résistance ? Quels sont nos objectifs ? Et qui sont nos alliés ? Quel rôle pourraient jouer les pouvoirs locaux qui sont au plus près des habitants et des territoires ?
Viennent ensuite les questions liées à notre rapport au marché. En nous appuyant sur le marché pour l’essentiel de nos actes quotidiens, nous sommes pris dans un cercle vicieux : nous le renforçons dans sa capacité de destruction du monde tout en réduisant notre autonomie, donc notre capacité à l’encadrer. Nous faut-il sortir du marché, purement et simplement ? Ne faut-il en sortir qu’en partie, en constituant des zones d’autonomie sur certains segments de nos vies, tout en acceptant des zones d’hétéronomie sur d’autres ? Ou nous faut-il substituer au marché actuel, dominé par la logique du capital, des marchés nouveaux fondés sur des structures productives qui, parce que détachées du capital et donc de la logique de croissance, nous donnent en leur sein une forme d’autonomie ? L’économie sociale et solidaire, par la gouvernance spécifique des structures qu’elle regroupe, par leur objet social, par les formes de travail qui y sont pratiquées, par les relations spécifiques qu’elles entretiennent avec leurs clients et les territoires où elles agissent, a ici un rôle majeur à jouer. Dans tous les cas, quatre secteurs de désarmement du marché me semblent prioritaires : l’énergie, la mobilité, l’alimentation, la finance*.
Il faut également interroger notre rapport au travail. Car travail et consommation hétéronomes, c’est-à-dire déterminée par le marché et non par nous de façon autonome, sont les deux faces d’une même pièce. Sortir, même partiellement, de la consommation de marché, c’est nécessairement sortir partiellement du marché du travail. La répartition entre les hommes et les femmes de l’aliénation au marché doit également être pensée dans ce cadre. Tout comme il doit être clairement dit que nous ne trouverons pas de solutions de substitution pour tous les biens qui constituent notre quotidien. Réduire notre dépendance au marché passe nécessairement par une réduction pure et simple de notre consommation. Il n’existe pas de croissance écologique. Il faut décroître. Et décroître en restant heureux, donc en changeant notre vision du bonheur.
C’est là qu’intervient un quatrième ordre de questions, celles liées à la constitution d’un nouveau récit. Les prémisses des grandes mythologies occidentales modernes ne conviennent pas au temps écologique et devront être remplacées : l’humanité n’est pas différente par essence du reste du règne animal et végétal ; la domination de la nature n’est pas justifiée sur le plan moral ; la puissance et la raison ne sont pas les formes les plus évoluées de la civilisation ; le bonheur n’est pas lié à la consommation. Quels nouveaux récits nous reconnecteront à notre naturalité ? Quels nouveaux récits nous permettront d’être plus en ayant moins ? Quels récits nous permettront de nous transformer radicalement dans notre quotidien tout en restant heureux, tout en étant certains que nous ne sommes pas en train de renoncer à des éléments constitutifs de notre bonheur, mais que nous avançons vers une félicité nouvelle ?
Enfin, il faut aborder la question si fondamentale de la justice. Des hommes et des femmes s’enrichissent considérablement sur la base de pratiques qui détruisent la planète. Autrement dit, une classe d’individus tue l’avenir de la terre pour un enrichissement personnel, lequel est d’ailleurs généralement mobilisé pour des loisirs qui sont, sur le plan écologique, catastrophiques. Ces hommes et ces femmes devront être jugés, car seule la justice peut éloigner les conflits sociaux qui nous menacent. Nous savons les débordements qui peuvent advenir à l’issue des conflits ; la tentation pour les résistants de rendre justice eux-mêmes. Or il faudra faire respecter l’État de droit et ne pas céder à une forme de contre-violence aveugle. Après le temps de la violence sociale viendra celui de la justice sociale.
Le bus continue sa traversée du Yucatán. La culture maya y est encore si vive, malgré la colonisation espagnole, malgré la diffusion de l’économie de marché et du tourisme de masse. Je ne crois pas aux effondrements civilisationnels. Je crois aux transformations sociales et écologiques.
Transformons-nous.
Bastien Sibille
Ce texte n’engage que son auteur.
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*En France : Enercoop, Mobicoop, Biocoop, La Nef sont actives dans ces quatre domaines. Nous avons d’ailleurs publié une tribune conjointe.